SciELO - Scientific Electronic Library Online

 
vol.10 númeroESPECIALViolence expressive, e-participation et mouvements sociaux: le caractère identitaire des revendications politiquesIs There an App for Everything? Potentials and Limits of Civic Hacking índice de autoresíndice de assuntosPesquisa de artigos
Home Pagelista alfabética de periódicos  

Serviços Personalizados

Journal

Artigo

Indicadores

Links relacionados

  • Não possue artigos similaresSimilares em SciELO

Compartilhar


Observatorio (OBS*)

versão On-line ISSN 1646-5954

OBS* vol.10 no.Especial Lisboa jun. 2016

 

Quels médias pour se ré-approprier une voix? L’investissement d’internet par le mouvement dalit.

 

Floriane Zaslavsky *

* Doctorante à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud), EHESS - 190-198 Avenue de France, 75013 Paris, France. (floriane.zas@ehess.fr)

 

RÉSUMÉ

Cette communication s’attache à exposer la stratégie médiatique du mouvement dalit, mouvement social indien porté par des militants appartenant aux populations considérées comme intouchables. La présente étude est particulièrement centrée sur la construction par ces militants d’espaces médiatiques à la fois libres et sécurisés, qui permettent la production d’un dialogue, puis d’un discours communautaire, à travers la mobilisation des dispositifs socio-techniques d’internet. Sera exposé dans un premier temps le rapport aux médias de masse de ce mouvement, marqué par un rejet qui accompagne un fort sentiment d’exclusion. Puis, nous examinerons leurs stratégies d’occupation et de mobilisation de l’espace web comme lieu de mémoire, bulle sécurisée, et champ de bataille idéologique.

Mots clés: Internet; mouvements sociaux; Inde; mobilisation en ligne; dalit.

 

ABSTRACT

This presentation is aiming at exposing the media strategy of the dalit movement, an Indian social movement lead by activists, who belong to the so-called « untouchable » populations. This study is especially centered on the way they build media spaces that are seen as both free and safe, allowing them to produce discourses within their community through the mobilisation of the socio-technical tools of the internet. We will expose to begin with the relationship of this movement with the Indian media, marked by a strong rejection fed by a feeling of exclusion. Then, we shall discuss their occupation and mobilisation strategies on the online space, perceived as a place of memory, a safe bubble, as well as an ideological battlefield.

Keywords: Internet, social movements, India, online mobilisation, dalit.

 

Un public à la marge

La société indienne est aujourd’hui encore profondément marquée par le système de castes et la hiérarchisation qui en découle. Au-delà des quatre méta-catégories appelées varnas (terme qui signifie « couleur » en sanskrit) 1 et définies dans les textes sacrés de l’Hindouisme2, les castes sont des groupes sociaux endogames organisés suivant un axe hiérarchique strict. Il en existe des milliers sur l’ensemble du territoire indien, correspondant généralement à une activité professionnelle, et la position de chaque caste varie localement selon les autres castes en coprésence3. Exclues de ce principal système car jugées trop impures, les populations anciennement dites « intouchables » représentent 16,6%4 de la population indienne et sont désignées par l’administration par le terme de « Scheduled Castes » (SC)5. Ces « Castes répertoriées » exécutent des travaux aussi pénibles que nécessaires au bon fonctionnement de la société (comme l’équarrissage des bêtes, la gestion des déchets, mais aussi l’aide aux femmes en couche ou parfois la pratique de la musique). Si l’intouchabilité a été abolie par l’article 17 de la Constitution indienne de 1950, elle reste pratiquée et peut se manifester de différentes manières : ségrégation spatiale, interdiction de porter certains vêtements, de rentrer dans les temples, gobelets séparés chez les vendeurs de thé6, etc. Notons que le continuum hiérarchique entre castes existe dans l’ensemble des groupes sociaux, y compris chez les SC, au sein desquelles l’intouchabilité peut aussi être pratiquée.

C’est pour lutter contre ces discriminations que des mouvements anti-caste se sont développés au sein de ces communautés, prenant de l’ampleur dans les années 1920 sous l’influence de penseurs intouchables au premier rang desquels figure l’immense intellectuel B.R. Ambedkar. Ce dernier incita notamment ces populations à s’émanciper du système de castes par l’éducation, l’entreprenariat, et la conversion religieuse7. Aujourd’hui, la majeure partie des militants anti-castes issus des rangs intouchables se reconnaissent comme militants « dalits ». Ce terme marathi8 est lui-même vecteur de sens : signifiant « opprimé », son utilisation par les activistes relève d’un choix politique, autant qu’il sonne comme un refus conjoint de la nomenclature imposée de l’impureté et de la rhétorique gandhienne perçue comme victimaire autant que paternaliste (Gandhi les appelait « harijan », que l’on peut traduire par « enfant de Dieu »9). Pour reprendre les termes de l’anthropologue Nicolas Jaoul, ce mot doit être compris comme une « image de l’écrasement, qui constitue une accusation contre la société de castes » (Jaoul, 2014).

Cette affirmation tant sémantique que politique se rattache par ailleurs à l’éclosion puis au développement d’une conscience et d’une lutte, comme le souligne la spécialiste du mouvement Eleanor Zelliot, dans son introduction à la troisième édition de son ouvrage classique From Untouchable to Dalit - titre employé justement « afin d’indiquer l’idée que les intouchables d’Inde se sont choisis eux-mêmes une nouvelle identité »10 _(Zelliot, 2001). Pourtant, il serait erroné de présenter ce mouvement comme un public homogène. Marqué par d’importantes fractures communautaires et idéologiques11, le mouvement dalit correspond bien à ce que Nancy Fraser définit dans sa relecture d’Habermas comme des « contre-publics subalternes »: à la marge de l’espace public dominant, à la fois polycentrés et contradictoires (Fraser, 1992).

La thématique abordée au cours de cette communication rejoint ce cheminement politique et social. Nous nous intéressons en effet à un pan de la stratégie médiatique déployée par ce public afin de rompre avec les représentations qui lui sont imposées, et retrouver par cette manœuvre une voix qui lui est propre. Nous centrons ce travail sur l’utilisation d’internet, autour des questions suivantes: comment les outils sociotechniques du web peuvent-il être utilisés par un mouvement social pour construire des espaces clos dans le but d’élaborer un discours cohérent et commun, mais aussi de bénéficier d’une visibilité accrue ? Quel est le moteur de cette démarche d’après les militants qui la portent ? Qu’implique-t-elle pour les acteurs qui la mettent en œuvre, en termes de réflexivité et de cadrage des discours militants?

Nous présenterons dans un premier temps un discours dominant parmi ces militants qui consiste en une violente critique du milieu de la presse indienne, avant de décrire et d’analyser leur stratégie d’investissement d’internet entre espaces clos et sécurisés, et champ de bataille idéologique.

 

Une approche ethnographique réticulaire

La « politique de terrain » (Olivier de Sardan, 1995) adoptée a connu deux temps: d’abord des observations faites en ligne et qui ont permis un premier repérage d’interlocuteurs pertinents. Les données ici présentées résultent de ce travail ethnographique, qui a suivi une approche réticulaire. La nature mobile de ce travail est apparue beaucoup plus adaptée au choix fait d’étudier un réseau d’acteurs et non les manifestations du mouvement dans un lieu strictement délimité. Eva-Maria Hardtmann, dans la retranscription de son ethnographie de longue haleine du mouvement dalit, souligne l’importance de « structurer le terrain autour d’interrelations, non prioritairement en termes de lieux, mais comme un champ de relations qui importent aux personnes impliquées dans la recherche » (Hardtmann, 2009)12_. Ces interrelations ont donc entraîné l’adoption d’un processus évolutif de recherche nomade, découpée en plusieurs phases. La première, essentiellement en ligne, a permis d’identifier une série d’acteurs mobilisés sur différentes plateformes internet (blogs, réseaux sociaux numériques, sites d’information ou institutionnels). Ces derniers ont constitué des portes d’entrées une fois sur le terrain, en Inde, où soixante-douze entretiens semi-directifs, des groupes de discussions, et des sessions d’observation directe ont été menés : d’abord entre février et avril 2014, puis d’octobre 2014 à février 201513. La rencontre avec ces interlocuteurs s’est faite via trois points d’entrée principaux : deux fédérations nationales d’organisations dalits, des associations étudiantes, des activistes indépendants dont l’activité en ligne constitue le principal moyen d’expression politique. Soulignons qu’il s’agit d’une typologie avant tout méthodologique, la réalité de ces formes militantes étant marquées par de nombreux recoupements. La majorité des entretiens a été effectuée à New-Delhi (deux ONG y ont été rencontrées, ainsi que les membres de deux syndicats étudiants, et plusieurs activistes indépendants). À partir de ces premiers contacts, et de leurs interactions (souvent en ligne) avec d’autres militants, les terrains de recherche ont été déplacés vers d’autres lieux : dans le Nord de l’Inde (dans la ville de Lucknow), ainsi que dans des régions méridionales (au Maharashtra – dans les villes de Bombay, Nagpur, et Wardha, ou au Telangana, dans sa capitale Hyderabad14). Cet itinéraire s’est aussi révélé particulièrement intéressant du fait de la diversité des discours représentés, des idéologies et des stratégies défendues par des militants qui se connaissent, et sont en contact les uns avec les autres prioritairement en ligne.

Les entretiens ont été réalisés auprès de militants au profil varié : bien qu’étant tous relativement jeunes, ils sont issus de différentes classes d’âges (de 20 à 45 ans), et de différents milieux sociaux (certains issus de villages reculés, avec des parents paysans sans terre, d’autres issus d’une classe moyenne urbaine plus aisée). Ils partagent néanmoins plusieurs caractéristiques importantes. Tout d’abord, tous sont des utilisateurs réguliers d’internet. Les hommes forment la très grande majorité de ce panel, soit environ 90% des personnes interrogées - les femmes rencontrées participent à une plateforme par et pour les femmes dalits et adivasis15). La majorité appartient à la première génération de leur famille à être allée à l’université. C’est par ailleurs sur les campus qu’ils ont commencé à se familiariser avec internet, grâce à des accès facilités (cyber-cafés, bibliothèques) très fréquentés. Ensuite, ils ne constituent pas un panel « représentatif » des populations dalits dans leur ensemble. Cette question de la représentativité pourrait être balayée d’un revers de main si l’on prend en considération la grande variété des conditions de vie des différentes strates des populations SC16. Néanmoins, il s’agit d’une question centrale à de nombreuses études portant sur l’investissement des nouveaux médias par des mouvements subalternes, qui nous ramène au débat cardinal qui oppose les critiques d’un internet perçu comme une nouvelle arme du fort, aux tenants enthousiastes d’une théorie de la démocratisation et de la mobilisation des masses silencieuses (Schlozman, Verba, & Brady, 2010). Elle a d’ailleurs été soulevée à plusieurs reprises au cours des terrains effectués. N’est-il pas étonnant de se pencher sur l’investissement d’internet par une poignée de militants issus des rangs des populations parmi les plus défavorisées du sous-continent, alors même qu’une grande partie de celles-ci ne bénéficie pas même d’un accès à l’électricité? Notons que cette remarque critique n’est pas inconnue des militants eux-mêmes, qui rétorquent y voir une autre forme d’expression du « brahmanisme »17 ambiant. Une jeune militante déclarait ainsi:

« Selon moi, l’argument selon lequel la quasi majorité des dalits n’ont pas accès à internet est un argument de haute-caste… Aujourd’hui, si on veut organiser une manifestation, on utilise les réseaux sociaux : c’est comme ça que nous mobilisons les gens. Ils sont là pour mettre en avant les problèmes. (…) D’une certaine manière, même une seule phrase publiée par une personne sur un mur (Facebook) est susceptible de contribuer à la littérature dalit.»18

Malgré sa croissance très rapide (49% sur l’année 2015, et 77% dans les zones rurales) le taux de pénétration d’internet est encore aujourd’hui relativement faible en Inde : on compte environ 317 millions d’utilisateurs réguliers (soit aux alentours de 26% du total de la population), qui se connectent essentiellement via leur téléphone portable19. Les activistes en ligne y appartiennent à une forme de « techno-élite» (Lim, 2006), une minorité éduquée capable de développer des manières originales d’investir les outils sociotechniques du web.  Cette élite temporaire (Gustaffson & Breindl, 2010) n’est pas exempte de critique – représentante d’une nouvelle forme de domination médiatique pour certains, hérauts d’un militantisme lâche pour d’autres, mais dont l’influence sur le « médiactivisme » est indéniable, encourageant de nouvelles formes de mobilisations « spontanées, auto-organisées, et décentralisées» (Cardon & Granjon, 2010b).

 

Exclusion des médias mainstream et mise en cause du travail des journalistes

Développement d’un discours monolithique chez les militants : « the media cannot be trusted »

Au cours de chaque entretien, l’une des premières questions posées a été celle du rapport aux médias: sont-ils fiables? Vous y référez-vous? Toutes les réponses s’accordent : les médias indiens de masse sont perçus comme peu fiables et hostiles au mouvement. Ainsi, les termes les plus fréquemment employés par les militants pour les qualifier sont les suivants : « castistes », « biaisés », « brahmaniques »_. Au cours d’un groupe de discussion organisé avec des membres d’un syndicat étudiant dalit, l’un d’entre eux parvint à clore le débat avec cette définition sans appel : «C’est simple. Je définirais comme « mainstream » tout média qui appartient à des personnes de haute-caste. »20

Leur principale critique à l’encontre du monde de la presse vise particulièrement le mauvais choix des angles de traitement. En abordant en fin de journal et en un ou deux paragraphes des cas d’atrocités21 (viol, meurtres, imposition par la violence de discriminations de caste), les journalistes contribueraient à la victimisation permanente de ces populations. Leurs actes de mobilisation, de revendication et d’affirmation de soi sont à l’inverse perçus comme trop peu représentés dans l’espace public indien. M1, jeune militant étudiant, appuie sa critique sur le traitement réservé par la presse mumbaiite à la commémoration de la mort de B.R. Ambedkar : chaque 6 décembre à Mumbai, des centaines de milliers de personnes se retrouvent pour célébrer la mémoire du Grand Homme, disparu en 1956. Elles viennent de toute la région, voire de tout le pays, pour cette journée qui figure parmi les plus importantes du calendrier dalit. Pourtant, rares sont les médias qui rappellent l’importance symbolique d’un tel évènement, et M1 résume ainsi le traitement réservé à cette journée par les principaux titres de presse indiens :

« Le 5 (décembre), ils préviennent les citoyens, les 6 ils parlent des problèmes créés, des déchets, le 7, ils disent que tout sera nettoyé. Mais ils ne traitent pas de la raison pour laquelle presqu’un million de personnes se retrouvent pour prendre part à une célébration. (…) Par exemple, j’ai lu des gros titres comme « ville en état de siège ». Enfin, « ville en état de siège » : qui peut bien écrire ça ?»22

 

Une exclusion du monde des médias

Plusieurs analystes des médias indiens ont souligné l’absence de représentation de ces populations au sein des grandes rédactions qu’elles soient anglophones, hindiphones, ou vernaculaires (Jeffrey, 2000). Cette absence symptomatique apparaît relativement peu questionnée au sein de la profession, comme l’a montré en 1996 dans les colonnes du Pioneer le journaliste B.N. Unyial dans un texte de référence intitulé « In Search of a Dalit Journalist » (Unyial, 1996). Il narre dans cet éditorial sa quête d’un journaliste dalit qui aboutit très rapidement à un échec cinglant ; son constat reste aujourd’hui malheureusement quasi inchangé (Ashraf, 2013).

De jeunes dalits sont pourtant formés dans les grandes écoles de journalisme indiennes. Une grande partie d’entre eux bénéficient de la politique de discrimination positive qui impose aux établissements publics d’enseignement supérieur de compter dans leurs rangs un nombre d’étudiants issus des SC équivalent à la part de ces dernières au sein de la société indienne. Ils ne passent cependant que très rarement le stade des entretiens d’embauche une fois leur diplôme en poche, sont confrontés à l’absence de réseau dans la profession, et ne bénéficient généralement que de faibles évolutions de carrière. Des entretiens ont été menés auprès de journalistes d’horizons divers qui, pour expliquer cette situation au-delà de ces facteurs structurels, mentionnent souvent la crainte qu’un journaliste dalit refuse de vouloir « jouer le jeu ». Cette inclinaison découle du facteur « PLU »23 (« people like us »), qui incite les journalistes à traiter en priorité des sujets susceptibles de concerner directement leur lectorat, et qui reste préférable dans les grandes rédactions. Bien entendu, chaque journaliste est amené à négocier la façon dont il va proposer un sujet au reste de ses collègues et à sa hiérarchie. Cette stratégie implique pour les acteurs de manier les structures de pouvoir et de cadrer leurs discours au cours de processus internes de négociations (Lemieux, 2010). Le rédacteur précité expliquait ainsi les réactions suscitées par l’évocation d’une actualité dalit dans une salle de rédaction, et les qualités requises d’un angle judicieux:

« Si je dois faire quelque chose à leur sujet (…) il me faut élaborer une stratégie, pour rendre le sujet sexy, auprès d’eux (ses collègues) et auprès de nos lecteurs yuppy. (…) Par exemple, au Royaume-Uni, la communauté dalit s’est battue et une loi a été votée. Cela m’offrait un angle sexy évident : « l’Angleterre l’a fait ». Mais dans le cas d’une atrocité, il y aurait des bâillements… Vous savez, ce genre de choses arrive tout le temps. Ou bien, il faudrait qu’il y ait quelque chose de particulièrement choquant à ce sujet. Pas forcément un décès, mais… Quelque chose comme être forcé de manger ses excréments ou autre chose de ce genre. »24

Deux éléments principaux émergent de ce discours. D’une part le rattachement des atrocités dalits au domaine de l’habituel - bien qu’en-dehors du champ d’expérience connu du lecteur, ce qui les prive d’un traitement de fond. Ensuite, la valorisation d’un cas de mobilisation collective est possible, particulièrement s’il se produit dans un cadre institutionnalisé et international.

 

Se replier sur internet pour « retrouver une voix »

La communauté dalit a construit au fil du temps un espace public alternatif, à la marge de l’agora dominante, qui correspond bien à ce que Nancy Fraser définit comme des « contre-publics subalternes ». Ce mouvement s’inscrit dans la lignée de ces publics non-bourgeois, concurrents, et polycentrés, qui aspirent à une représentation publique sans pour autant jouer le jeu de la rationalité pratique et discursive habermassienne. Leurs stratégies d’accès à la sphère publique passent par différentes formes de contestation (actions collectives, bénévolat, recours à la controverse) de façon à se frayer un chemin vers le champ dominant des représentations collectives (Fraser, 1992). Les nouveaux espaces médiatiques en ligne jouent un rôle clé dans les stratégies mises en place par la techno-élite du mouvement dalit. L’un de leurs principaux enjeux est de retrouver une voix propre, qui ne les cantonne plus aux dernières pages à sensation des grands médias.

 

Le web comme lieu de mémoire

Depuis des générations, ce public a engendré de nombreux supports communautaires d’information et de transmission culturelle aux échelles locales et régionales (Zelliot, 2001): des troupes de théâtre itinérantes, des musiciens et chanteurs, des journaux et magazines, ou plus récemment des chaînes de télévision. Toutes ces initiatives, souvent communautaires, sont directement orientées vers le public dalit qui ne dispose que d’un faible capital économique, et font donc face à un problème essentiel : le manque de moyens. À moins d’avoir un mécène et de pouvoir se reposer sur un réseau de plumes et de lecteurs influents à l’instar de la revue Dalit Dastak, leurs chances de survie sur le moyen terme sont faibles. Internet constitue une alternative de choix. Y créer une plateforme implique peu de dépenses financières, et permet à la techno-élite interne au mouvement d’investir un nouvel espace au sein duquel les frontières régionales et nationales n’ont presque plus cours25 (Lim, 2006). Une littérature foisonnante a souligné combien pour les mouvements sociaux, internet est une voie de passage extrêmement avantageuse de l’espace géométrique physique à un espace relationnel, dont l’organisation rhizomatique permet une dispersion rapide et très difficilement contrôlable des images et des discours (Froehling, 1997). Ces caractéristiques de l’espace web peuvent rendre possible un effet de contamination de certains mots d’ordre, d’images ou de symboles, et de ce fait favoriser l’agrégation de nouveaux soutiens autour de la cause défendue.

L’utilisation d’internet par le mouvement dalit lui permet de s’appuyer sur trois principaux piliers communicationnels. Comme nous l’avons évoqué, il existe la possibilité de créer de nouveaux médias communautaires et militants, peu onéreux. De plus, l’investissement du web offre une nouvelle envergure au rôle traditionnel de transmission mémorielle des médias mobilisés par le mouvement. Enfin, les réseaux sociaux numériques favorisent le déplacement de ce rôle vers le champ discursif. Avant de revenir sur ce point, il est primordial de souligner l’importance que revêt pour ce mouvement subalterne ce nouvel espace médiatique en tant que lieu de mémoire. Cette possibilité est mise en avant par M3, vétéran du militantisme en ligne, enthousiasmé par l’opportunité nouvelle de construire une mémoire commune :

« (…) Il faut que vous compreniez que c’est la première fois que l’on peut parler à des dalits qui viennent de tout le pays. Cela me permet d’apprendre l’Histoire dalit de tout le pays. (…) Parce que nous avons toujours été relégués en note de bas de page de l’Histoire. Maintenant j’ai l’opportunité d’apprendre en parlant avec les autres.»26

La chaine Youtube Dalit Camera constitue une bonne illustration en même temps que l’un des principaux moteurs de cette dynamique d’archivages des paroles militantes. Fondée à la fin de l’année 2007, elle regroupe aujourd’hui plus de 6500 inscrits et presque trois millions de vues27cumulées sur plusieurs centaines de vidéos dont la durée et l’audience peuvent varier considérablement (de cinquante vues pour des vidéos de deux minutes environ, à plusieurs milliers de vues pour des vidéos qui peuvent atteindre quarante-cinq minutes). Différentes thématiques sont évoquées et organisées en listes de lecture. Il y a tout d’abord des entretiens, principalement réalisés avec des personnalités engagées du mouvement comme des professeurs d’université ou des militants reconnus, questionnés au sujet de moments historiques du mouvement, d’actualités susceptibles de concerner les communautés SC ou des mobilisations dalits. On y trouve également de courts reportages réalisés lors d’évènements phares de la vie militante comme les cérémonies marquantes du calendrier dalit (par exemple la commémoration de la mort d’Ambedkar qui a lieu à Bombay chaque 6 décembre), ou des actions collectives (sittings, manifestations étudiantes). Enfin, la chaine figure aussi une série d’interventions individuelles de militants qui expriment une opinion ou clament des chants politiques en langue vernaculaire. Fondée par une personne, elle est désormais alimentée par un réseau de contributeurs qui filment ces scènes partout en Inde. Les vidéos qu’ils en tirent prennent souvent la forme de récits de vie et nourrissent ainsi l’un des axes fondateurs de la chaine, qui s’attache à livrer une parole militante brute et sans montage de façon à s’assurer qu’aucune manipulation des propos recueillis ne soit possible. Ces vidéos n’ont pas vocation à créer un débat ou à être commentées ; d’ailleurs, peu d’entre elles le sont. Comme l’explique le fondateur de la chaine, rencontré à Hyderabad28 en décembre 2014, la fonction principale de cet espace est de devenir un centre d’archives :

« C’est simplement ma propre idée de conserver (la voix des) personnes qui sacrifient leur vie et de les publier dans l’espace public. (…) Personne n’a enregistré Ambedkar lors de ses discours. J’ai vraiment pensé que des enregistrements devraient être faits. Aussi pour éviter que des discours soient manipulés. »29

Cette chaine fournit ainsi un bon exemple de la fonction de centre d’archives culturelles investie par Youtube et plus généralement rendue possible par l’ensemble des outils sociotechniques du web (Burgess & Green, 2009). Les réseaux sociaux numériques correspondent ici à des outils d’archivage et de transmission de mémoire, de rassemblement autour de discours et de récits de vies, constituant des espaces de construction communautaire.

Le cas récent du suicide très médiatisé d’un jeune chercheur sur l’Université Centrale de Hyderabad, actif au sein du mouvement dalit local et très présent en ligne constitue une autre illustration de cette fonction mémorielle du web. Convoqué suite à une manifestation et à des actes violents entre membres de syndicats étudiants, Rohith Vemula a été exclu de l’université avec d’autres militants, avant de se donner la mort quelques jours plus tard. Ce suicide a été considéré par de nombreux activistes comme un « meurtre institutionnel »30 et un grand nombre de manifestations ont suivi sur des campus, partout en Inde. Les appels à manifestation ont largement été relayés sur la toile, comme les nombreuses photographies et enregistrements vidéo des mobilisations, qui ont vite été diffusés sur une chaine Youtube spécialement créée à cet escient. Ces diffusions nous rappellent les liens forts qui existent entre actions hors-ligne et mobilisation en-ligne, tout en attestant de la dimension d’archivage du web. Les militants ont en effet pris soin de récolter minutieusement des images des différentes actions menées  sur le terrain : 200 vidéos ont été mises en ligne sur une chaine dédiée et relayée sur les autres réseaux sociaux grâce au mot clé #justiceforrohith. Ce sont surtout des vidéos courtes, d’une dizaine de minutes en moyenne, qui rassemblent d’une poignée à plusieurs milliers de vues (6500 pour la plus populaire)31 Elles ne sont pas organisées en liste de lecture et ont été tournées sur deux campus : celui de l’université de Hyderabad, le centre névralgique des actions collectives où ont été filmés discours, chants et manifestations, et celui de l’université Jawaharlal Nehru de New Delhi où se sont déroulées des marches de soutien en nombre. Parallèlement à ce mouvement d’archivage des activités militantes, le profil Facebook de Rohith Vemula a très vite été investi comme lieu de recueillement personnel, mais aussi de célébration du mouvement en cours. Son profil, public et à vocation essentiellement militante de son vivant, est rapidement devenu le lieu de la création d’un nouveau symbole militant, avec l’engagement comme unique identité assignée32. En-dehors des messages de proches ou de soutiens, cette page publique a également été le lieu de création de nombreux mèmes, largement diffusés au sein de la communauté dalit en ligne. Le plus populaire a été un portrait dessiné de Rohith à valeur d’icône, qu’ont adopté de nombreux militants comme photographie de profil dans les semaines qui ont suivi. Plusieurs images de lui dont des phrases, extraites de discours qu’il avait pu prononcer au cours de ses activités militantes ou écrire sur son profil Facebook, constituaient les sous-titres sont aussi rapidement devenues virales au sein de ce contre-public en ligne.

De tous les réseaux sociaux numériques, Facebook occupe probablement la place la plus importante dans la vie militante du mouvement dalit sur le web. Nous l’avons vu, la plateforme peut faire office de lieu de diffusion d’informations, mais aussi de lieu de mémoire. Or, Facebook joue un rôle ambivalent et occupe une place à part dans le discours des militants, qui le perçoivent tant comme un espace sécurisé que comme un champ de bataille à conquérir.

 

Internet, entre espace sécurisé et champ de bataille

Facebook reste le réseau social numérique le plus populaire en Inde (avec 125 millions d’utilisateurs à l’été 2015, très loin devant Twitter, qui compte 20 millions d’utilisateurs, ou même What’s App, très populaire chez les militants et qui revendiquait une base de 70 millions d’utilisateurs à la fin 2015). Il permet à la fois d’atteindre simplement un grand nombre de contacts, et de rentrer dans une logique double d’individuation et de construction d’un collectif. Individuation par l’élaboration d’un profil propre, et construction d’un collectif par la mobilisation de discours et d’images symboliques fortes qui fédèrent la communauté en ligne. Deux voies d’expressions militantes dominent sur ce réseau : les groupes fermés et les profils publics. Ces profils, sont souvent ceux de personnalités nodales au sein du mouvement en ligne, très influentes et actives depuis plusieurs années. Elles utilisent leur page pour diffuser des mots d’ordre qui appellent à la mobilisation, des images de leaders actuels ou historiques du mouvement, et des films et photographies d’action collective.

Cette riche iconographie témoigne du lien fort qui existe chez ces militants entre actions collectives et actions connectives : tous considèrent le militantisme en ligne comme une voie d’expression ne se pratiquant que sur la base de, et dans la perspective d’un militantisme hors-ligne. Cette logique rejoint les conclusions d’un pan important de la littérature au sujet des grandes mobilisations qui ont marqué le tournant des années 2010, comme les Printemps Arabes, #Occupy, ou encore les Indignés. Internet n’affranchit pas la mobilisation du territoire, et toute action connective doit être analysée en interaction avec les actions collectives qui y sont liées. Comme l’écrit Geoffrey Pleyers, « l’usage d’internet n’a pas conduit à une domination des actions et mouvements virtuels qui auraient pris le pas sur les mobilisations dans « l’espace physique » » (Pleyers, 2013). Plutôt, internet permet la constitution de « réseaux d’indignation »(Castells, 2012), dont la prolongation naturelle prend forme sur les places publiques. D’ailleurs, ces grands mouvements « 2.0 », investissent des places qui leur donnent un nom et replacent la corporalité au cœur des mobilisations.

Les mouvements contemporains utilisent les médias en ligne comme des médias tactiques mobilisant la parodie, le détournement et la réappropriation de symboles culturels « mainstream »  constitutifs d’une voie de diffusion virale d’une vision et d’un engagement. Mais ces espaces leur permettent de partager des informations pratiques et logistiques qui ancrent profondément et prioritairement leurs actions sur un territoire (Juris & Pleyers, 2009), (Maesy, 2015). Comme le résume une jeune militante, « internet est un pas en avant, mais pas un objectif final »33. Si nous mentionnions l’intérêt pour des mouvements sociaux subalternes d’investir l’espace relationnel d’internet qui favorise les connexions interindividuelles malgré les frontières géographiques, le champ de l’action collective n’en demeure pas moins le plus souvent local. Internet n’a d’intérêt que dans sa capacité à lier deux espaces différents par des flux d’information : l’espace géométrique du monde concret, et l’espace relationnel du « cyberespace ». Les militants y partagent des informations de terrain, nouent une relation à travers la discussion,  pour parfois se rencontrer, et surtout agir. Plusieurs entretiens confirment ces stratégies, et l’intérêt d’internet : d’une part pour l’organisation d’actions collectives suite à la transmission d’informations de terrain, et d’autre part comme une courroie de transmission entre les villages et les nouvelles élites urbaines. De plus, l’affirmation de l’importance de la mobilisation physique va de pair avec la critique aigüe des « clicactivistes » (Cardon & Granjon, 2010a) : des soutiens à la cause dont l’action se résume à des « likes » Facebook ou des partages sur Twitter. Deux militants rencontrés à Mumbai en décembre 2014 résumaient ainsi leurs modes d’utilisation des outils sociotechniques du web :

« Il y a eu un cas, à peu près à cette même période l’année dernière à Nashik (l’une des principales villes du Maharashtra)… des gens ont commencé à jeter des pierres sur une personne de basse caste (…). Ce post a été mis en ligne sur la page du Facebook Ambedkarite Movement. La victime a été hospitalisée ici à Mumbai, mais il n’a pas été opéré convenablement et a été renvoyé chez lui… Alors plusieurs activistes y sont allés pour vérifier qu’un rapport de police avait bien été enregistré… Puis trente ou quarante activistes ont décidé d’organiser une manifestation : cent, cent-cinquante volontaires y sont allés et nous avons essayé de récolter des informations. La police avait mis en place un couvre-feu sur ce village. Tout ça a été organisé uniquement sur Facebook… De ce que je sais, le cas est toujours en cours.(…)

Les gens qui utilisent internet, on peut les traiter « d’intellectuels », mais ils font partie du groupe et ils ont une histoire avec ce mouvement. En parlant ensemble, on aboutira à des conclusions : quand je prendrai la parole dans des lieux reculés, je serai influencé par tous ces arguments échangés avec les autres : c’est comme ça que s’établit un lien entre le netizen et le non-utilisateur. »34

Plusieurs éléments leur permettent d’affirmer en ligne leur identité et leur rattachement à un collectif : souvent, la photographie de profil est un tract ou le portrait d’un grand homme, et la caste d’appartenance fait office de deuxième nom ou remplace plus simplement le patronyme. Ces marques d’affirmation et de reconnaissance sont des voies d’accès aux groupes militants fermés. La taille et les principes cardinaux de ces groupes varient : de l’un à l’autre, les degrés d’ouverture et de dynamiques discursives et contradictoires sont très variables. Il existe des groupes fermés rattachés à des organisations syndicales, notamment étudiantes, qui rassemblent généralement quelques centaines à mille membres35. Peu d’interactions se produisent sur ces espaces qui servent surtout à la diffusion d’informations et à l’organisation d’actions collectives entre membres géographiquement rassemblés dans la même ville, voire sur le même campus. D’autres groupes représentent une branche idéologique spécifique du mouvement dalit36. Ces espaces sont essentiellement dédiés au partage de connaissances et de données, se positionnant dans une lignée de démocratisation du savoir. Une grande place y est attribuée à l’iconographie et au partage de textes scannés ou retranscrits de philosophie et de théories politiques, principalement d’Ambedkar. Les commentaires y sont plus nombreux que sur le précédent type de groupes et consistent essentiellement en des remerciements chaleureux adressés en langue vernaculaire aux membres qui partagent leurs connaissances. Les discussions qui s’y développent sont surtout des commentaires de points d’actualités qui aboutissent le plus souvent à un consensus. Il existe enfin des groupes fermés plus larges qui regroupent des tendances militantes diverses et peuvent regrouper jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de membres37. Les publications y sont plus variées et dans les commentaires se développent des discussions où se mêlent parfois différentes langues véhiculaires et vernaculaires. Ce sont des lieux d’échanges d’informations et de données, mais aussi de points de vue parfois contradictoires. De plus, ils sont souvent les premiers lieux de publication de mèmes susceptibles de devenir viraux. Ces groupes sont très actifs et comptent plusieurs dizaines de publications quotidiennes. Si la parole y est régulièrement prise par les mêmes personnes, les débats qui ont lieu dans les commentaires en anglais, et parfois en langues vernaculaires, font office d’espace démocratique : les arguments se façonnent, se contrent, se rôdent.

Malgré ces différences d’échelle et de vocations, ils partagent le statut d’espaces sanctuarisés à l’entrée desquels il faut montrer patte blanche pour espérer y accéder. Comme me le confiaient certains administrateurs de ces groupes, une rapide enquête en ligne précède systématiquement l’acceptation ou le refus d’un nouveau membre en leur sein. Je n’ai moi-même pu accéder à ces groupes qu’après avoir rencontré leurs administrateurs lors de séjours de terrains et avoir longuement parlé avec eux, tout d’abord au cours d’entretiens, puis de façon plus informelle en ligne et hors ligne. Les échanges et discussions entre militants sont ainsi favorisés par un mode d’occupation spécifique du web, la création d’un espace clos et sécurisé, qui vise à empêcher l’intrusion dans le débat des paroles idéologiques ennemies.

Les attaques redoutées de ces dernières se placent souvent dans le domaine symbolique. Un interlocuteur mentionnait ainsi une enquête en ligne peu rigoureuse menée par un administrateur de groupe, qui permit à un « faux » profil d’intégrer un groupe fermé, pour y poster un montage photographique d’Ambedkar sortant d’une bouche d’égout. Cette attaque qui insulte leur figure tutélaire et les ramène à leur condition a provoqué une colère et un émoi important chez les membres de cette communauté. Elle rappelle que Facebook est aussi considéré comme un champ de bataille par les militants. Lors d’un groupe de discussion organisé avec les membres d’un syndicat étudiant à Delhi, c’est d’ailleurs le champ lexical du combat qui a été mobilisé pour en parler : internet est présenté comme une chance pour le mouvement, mais aussi comme un espace sur lequel il faut être prêt à « contrer l’ennemi ». Dans cette guerre de discours et de symboles, le repli est privilégié et les conflits se soldent le plus généralement par une exclusion du groupe et le refus de répondre aux commentaires désobligeants ou agressifs. La construction d’un espace démocratique interne repose ici sur l’exclusion des idéologies opposées. Il s’agit donc d’espaces subalternes, ou la garantie d’un entre soi permet la maitrise de certaines données et arguments. L’accès à l’espace public dominant est pensé dans un second temps. Le sentiment d’appartenance à une communauté d’esprit ainsi que la transmission à travers la narration d’expériences personnelles38 et la mise en ligne de données en sont des conditions nécessaires.

Dans son analyse de la sphère publique, Nancy Fraser rappelle sa caractéristique fondamentale telle que définie par Habermas : il s’agit d’un espace de délibération, constitué par une série d’interactions discursives. La perception habermassienne de l’espace public bourgeois repose sur plusieurs piliers fondamentaux, dont l’idée que l’égalité sociale entre ses membres n’est pas un prérequis et qu’une sphère publique unique est préférable à une multiplication de publics éclatés. Fraser réfute ces présupposés à l’aune de l’analyse qu’elle fait des sociétés inégalitaires39, dans lesquelles « des groupes sociaux aux capacités inégales tendent à développer des styles culturels inégalement estimés. En résulte le développement de fortes pressions informelles qui marginalisent les contributions des membres de groupes subordonnés au quotidien, comme au sein des sphères publiques officielles» (Fraser, 2003)40. Dans une telle configuration sociale, atteindre l’idéal habermassien d’une sphère publique démocratique unique semble un objectif absolument inatteignable41 . Face à ce constat, comment diminuer l’écart existant entre la participation des groupes dominants et celle des groupes minoritaires? Il est impossible d’annuler les effets des inégalités sociales au sein d’une agora, qui ne peut fonctionner qu’au détriment des groupes dominés. Cet effet est amplifié dans le cadre d’une sphère publique unique.

De nombreux travaux historiographiques ont montré que les groupes subordonnés se sont constitués à différentes époques en publics alternatifs. C’est le cas du mouvement dalit en Inde, au sein duquel l’émergence relativement récente d’une techno-élite a rendu possible le développement de bulles discursives à la marge de l’espace public dominant, sur la base de réseaux militants nationaux voire internationaux. Pour employer la terminologie de Fraser, ces groupes peuvent être compris en tant qu’«arènes discursives parallèles où les membres des groupes sociaux subordonnés inventent et font circuler des contre-discours, de façon à formuler des interprétations oppositionnelles de leurs identités, intérêts, et besoins (…). En général , la prolifération de contre-publics subalternes correspond à un élargissement de la contestation discursive.»42 (Fraser, 2003). Elle poursuit en affirmant l’essence publique de ces arènes43, soit l’idée que les ségrégations de ces publics ne peuvent être volontaires. À l’aune du travail de terrain effectué, nous affirmons que la clôture de ces espaces discursifs peut bel et bien être souhaitée de façon à maximiser les avantages de leurs fonctions : faire office d’espace de retrait et de regroupement, et devenir des lieux d’entraînement nécessaires à la mise en place d’action vouées à se déployer dans l’espace public majoritaire. Plusieurs mécanismes sont à l’œuvre au cours de ce processus, dont l’un des buts fondamentaux est de réaffirmer une voix propre à ces populations, que de nombreux militants considèrent comme « confisquée » par les groupes sociaux dominants au sein de l’agora majoritaire.

 

Pour retrouver sa voix : exclure et s’interdire d’être divisif

Les réseaux sociaux numériques ont permis la construction d’espaces fermés et l’influence nouvelle de militants rassembleurs de communautés : qu’ils soient administrateurs de groupes ou aux commandes d’une page personnelle militante largement suivie. Ces bulles communautaires répondent à une série d’objectifs. Elles permettent à leurs membres de partager des informations militantes, qu’il s’agisse de récolter des données ou de mettre en place des actions collectives. Elles jouent de plus un rôle certain dans le champ discursif de la mobilisation. Ces espaces sont en effet l’opportunité pour les militants d’acquérir une certaine expertise dans l’élaboration du discours, notamment en confrontant leur pensée à des points de vue discordants au sein de ce contre-public militant. Ces expériences peuvent s’étoffer à différentes occasions de la vie militante en ligne, qu’il s’agisse de convaincre ou de rassembler. Les controverses internes au mouvement lancées en ligne en sont de bonnes illustrations. Nous pouvons notamment penser à la controverse de grande envergure qui a suivi la publication en mars 2014 d’une nouvelle édition d’Annihilation of Caste -texte central de l’idéologie dalit rédigé en 1936 par Ambedkar- préfacée par l’auteure mondialement connue Arundhati Roy (Ambedkar, Anand, & Roy, 2014). Les critiques extrêmement sévères qu’ont porté de nombreux militants sur cette édition – visant bien plus l’auteure de la préface que son texte – ont d’abord été publiées sur Facebook, généralement sur des profils ou des groupes privés. Parmi les textes les plus commentés et partagés sur ces réseaux, certains ont été partiellement publiés sur un site d’information militant de référence, pour les activistes comme pour certains journalistes qui s’intéressent à l’actualité du mouvement. Cela a permis à ces discours de se frayer une voie vers l’espace public indien dominant, à l’origine de débats et tribunes dans les colonnes des grands journaux. Chaque étape du chemin sinueux qu’a emprunté cette controverse à travers différents espaces médiatiques et différents types de discours (militant, journalistique, mais aussi académique) a impliqué un effort de cadrage des discours militants, de façon à ce qu’ils puissent fédérer des soutiens épars et se faire entendre dans l’espace public indien44.

Construire des discours en ligne afin de retrouver une voix oblige les acteurs à y développer une forte réflexivité (McAdam, McCarthy, & Zald, 1996). Deux conditions essentielles sont nécessaires à la réalisation de ces projets : s’interdire d’être divisif, et exclure ceux qui ne peuvent pas ou ne souhaitent pas s’intégrer au collectif. La pratique de l’ethnographie conjointe des espaces en ligne et hors-ligne permet d’avoir accès à la mise en place de ces dernières, en mobilisant « l’analyse de cadres ». Cette terminologie façonnée par David Snow pour désigner l’analyse des « processus discursifs qui se déroulent dans le groupe et permettent d’aligner les interprétations biographiques des membres sur la perspective du mouvement » (Cefaï, 2007) souligne l’importance de l’alignement entre les individus et le groupe. La prise en compte de ces interactions permet de cerner ce qui se joue dans la « dramaturgie des actions collectives » (Cefaï & Trom, 2001, p.60) qui accompagne les dynamiques de publicisation. Ces publics subalternes fonctionnent comme des espaces d’activation des cadres susceptibles d’avoir un écho dans l’espace public dominant. Comme nous l’avons rapidement évoqué, cela peut être le cas lors de l’élaboration de controverses, mais aussi dans le cadre de mobilisations suivant un cas d’atrocité. Dans chaque cas, il s’agit d’élire un cadre spécifique et d’y intégrer les réflexions développées dans le cocon de ces espaces clos communautaires, rendus publics sur des sites d’institutionnalisation des discours.

Les membres les plus influents de la communauté dalit45 en ligne constituent sa principale interface avec l’espace public indien, et sont particulièrement soumis à la réflexivité qu’impliquent les conditions primaires du cadrage des discours.

La parole de ces « profils relais » se fait plus vigilante, plus « responsable » pour reprendre un terme employé par ces derniers, afin d’éviter de diviser en ligne une communauté déjà marquée hors-ligne par d’importantes fractures idéologiques. L’entretien avec le fondateur de la chaîne Youtube Dalit Camera en est une illustration parlante. Originaire du centre de l’Inde, issu de l’une des castes les plus basses parmi ces populations46, il a subi la pratique de l’intouchabilité de la part d’autres SC, et parle avec véhémence de cette pratique très peu mentionnée au sein du mouvement. Sa notoriété l’empêche désormais d’aborder cette question, à l’origine d’une double crainte : celle d’être clivant et par conséquent de desservir le mouvement, et celle d’être attaqué publiquement. Cette limite importante l’amène d’ailleurs à remettre en cause le principe même de sa chaîne : son statut public, et influent, ne la condamne-t-elle pas à suivre la logique des grands médias contre lesquels elle s’est initialement développée?

« Ce problème, personne ne souhaite en parler… Le mouvement anti-caste ne parvient pas à le reconnaître. C’est un problème à la marge d’une communauté elle-même marginalisée (…). Si je soulève cette question sur une plateforme publique, je serai massacré. Vous voyez, les communautés d’égoutiers considèreraient (cite un autre site d’informations et discussions dalit influent) comme un média mainstream : parce qu’il passe sous silence les problèmes internes à la communauté dalit. Ils se concentrent sur les hautes castes, mais pas sur ce qui se passe au sein même de la communauté. Et maintenant (nous) suivons le même chemin car (la chaine) doit survivre.»47

 

Conclusion

Les discours et pratiques de ces militants témoignent du fait que l’investissement d’internet ne sert pas uniquement l’élaboration d’un accord sur les répertoires d’actions à adopter. La conviction partagée d’êtres exclus des médias de masse, couplée au développement rapide d’internet en Inde ont incité les militants à investir ces nouveaux espaces. Ils en ont fait des lieux de mémoire, de discussion interne, mais aussi de confrontation. Toutes ces dynamiques convergent vers l’un des principaux objectifs de leur lutte : reprendre la main sur les récits et discours les concernant, sortir d’un statut victimaire et faire communauté. Ces ambitions amènent les militants à faire preuve d’une importante réflexivité dans le cadre de leurs interrelations sur les réseaux sociaux numériques.

Avant même l’élaboration de stratégies d’accès à l’espace public dominant, la majorité des représentants en ligne du mouvement cherche à jouir d’un espace sécurisé d’expression libre entre militants qui résident parfois à des milliers de kilomètres les uns des autres, et dont ils ignoraient jusqu’ici bien souvent l’histoire et les luttes de terrain. Par ailleurs, l’acquisition d’une visibilité non maitrisée représente un risque important pour les militants les plus influents de ce réseau. La crainte de perdre à nouveau la main sur leurs discours se mêle au risque de ne plus pouvoir développer de parole libre à mesure que leur agora grandit. Le mouvement n’en demeure pas moins mû par la volonté de faire valoir les droits des populations SC, impliquant de rendre visibles les cas d’atrocités et de discriminations dont elles sont victimes. Son principal enjeu réside dans les voies d’élaboration puis de publicisation des actions collectives menées et des mots d’ordre choisis. Cela implique la construction d’espaces clos qui permettent à ce public subalterne de développer des discours communs et d’aligner individualités et collectif lors d’un processus de cadrage favorisé par la plasticité de l’environnement numérique. La pratique de l’ethnographie en ligne offre une fenêtre importante d’appréhension de ces nouveaux processus d’ajustement des discours.

 

Références Bibliographiques

Ambedkar, B. R., Anand, S., & Roy, A. (2014). Annihilation of caste: the annotated critical edition. New Delhi: Navayana Publ.         [ Links ]

Ashraf, A. (2013, Août). The untold story of dalit journalists. The Hoot. Retrieved from http://thehoot.org/web/The-untold-story-of-Dalit-journalists/6956-1-1-19-true.html

Bhattacharjee, S. S., & Human Rights Watch (Organization). (2014). Cleaning human waste: “manual scavenging,” caste, and discrimination in India.

Bourdeloie, H. (2015). Usages des dispositifs socionumériques et communication avec les morts‪. D’une reconfiguration des rites funéraires. Questions de Communication, (28), 101–125.

Burgess, J., & Green, J. (2009). Youtube (Polity Press).

Cardon, D., & Granjon, F. (2010a). Chapitre 4. Le médiactivisme à l’ère d’internet. In Médiactivistes (Presses de Sciences Po (PFNSP), pp. 81–110).

Cardon, D., & Granjon, F. (2010b). Médiactivistes. Paris: Sciences Po, Les Presses.         [ Links ]

Castells, M. (2012). Networks of outrage and hope: social movements in the internet age. Cambridge (GB), Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Etats-Unis d’Amérique.

Cefaï, D. (2007). Pourquoi se mobilise-t-on? les théories de l’action collective. Paris: Découverte (u.a.).

Cefaï, D., & Trom, D. (Eds.). (2001). Les formes de l’action collective: mobilisations dans des arènes publiques. Paris: Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

Dumont, L. (1966). Homo hierarchicus: essai sur le système des castes. Paris, France: Gallimard.         [ Links ]

Facebook user base has now climbed to 125 million users in India. (n.d.). Retrieved from http://tech.firstpost.com/news-analysis/facebook-user-base-has-now-climbed-to-125-million-users-in-india-272186.html

Fraser, N. (1992). Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement. Hermès, 31.

Fraser, N. (2003). Rethinking the public sphere. In Civil Society and Democracy, a Reader (Oxford University Press). Carolyn M. Elliott.

Froehling, O. (1997). The Cyberspace “War of Ink and Internet” in Chiapas, Mexico. Geographical Review, 87(2), 291–307. http://doi.org/10.2307/216010

Graham, C., Gibbs, M., & Aceti, L. (2013). Death, afterlife and immortality of bodies and data. The Information Society, 3(29), 133–141.

Gustaffson, N., & Breindl, Y. (2010). Leetocracy, networked political activism or the continuation of elitism in competitive democracy. Retrieved from http://www.pol.gu.se/digitalAssets/1315/1315799_briendl-gustafsson.pdf

Hardtmann, E.-M. (2009). The Dalit Movement in India. Local Practices, Global Connections. (Oxford University Press). Delhi.

Infographic: Infographics: State of internet in India - Times of India. (n.d.). Retrieved November 18, 2015, from http://timesofindia.indiatimes.com/india/Infographics-State-of-internet-in-India/articleshow/49823472.cms

Jaoul, N. (2014). L’Ambedkarisme : abolir la société de castes depuis les marges ? Mouvements, (77), 48–56. http://doi.org/10.3917/mouv.077.0048

Jeffrey, R. (2000). India’s newspaper revolution: capitalism, politics, and the Indian-language press, 1977-99. New York, Etats-Unis d’Amérique: St. Martin’s Press.

Juris, J. S., & Pleyers, G. H. (2009). Alter-activism: emerging cultures of participation among young global justice activists. Journal of Youth Studies, 12(1), 57–75. http://doi.org/10.1080/13676260802345765

Lemieux, C. (2010). La Subjectivité Journalistique. Onze leçons sur le rôle de l’individualité dans la production de l’information. (Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales).

Lerche, J. (2008). Transnational Advocacy Networks and Affirmative Action for Dalits in India. Development and Change, 39(2), 239–261. http://doi.org/10.1111/j.1467-7660.2007.00478.x

Lim, M. (2006). Cyber-Urban Activism and the Political Change in Indonesia. East Bound.

L’occupation des places publiques : un nouvel objet à penser pour les SHS. (n.d.). Retrieved from http://40ans.ehess.fr/2015/11/13/loccupation-des-places-publiques-un-nouvel-objet-a-penser-pour-les-shs/

Maesy, An. (2015). Digital Natives’ Alternative Approach to Social Change. In Digital Activism in Asia Reader (Meson Press). Germany.

McAdam, D., McCarthy, J. D., & Zald, M. N. (1996). Comparative Perspectives on Social Movements, Political Opporunities, Mobilizing Structures, and Cultural Framings. (Cambridge University Press).

Olivier de Sardan, J.-P. (1995). La politique du terrain. Enquête, (1), 71 à 109.

Pleyers, G. (2013). Présentation, militantisme numériques. Réseaux, (181), 9 à 21.

Schlozman, K. L., Verba, S., & Brady, H. E. (2010). Weapon of the Strong? Participatory Inequality and the Internet. Perspectives on Politics, 8(2), 487–509.

Srinivas, M. N. (1957). Caste in Modern India. The Journal of Asian Studies, 16(4), 529–548. http://doi.org/10.2307/2941637

Unyial, B. N. (1996, November). In search of a dalit journalist. The Pioneer.

Zelliot, E. (2001). From Untouhable to Dalit. Essays on the Ambedkar Movement. (Manohar).

Census of India Website : Office of the Registrar General and Census Commissioner - http://censusindia.gov.in

 

NOTES

1 Le clergé (Brahmanes), les guerriers Kshatryias), les commerçants, artisans et agriculteurs (Vaishyas), les servants et paysans (Shudras), suivent la ligne hiérarchique du pur et de l’impur - voir à ce sujet, entre autres, les textes fondateurs de Louis Dumont (Dumont, 1966) et M.N Srinivas (Srinivas, 1957).

2 Rappelons que si le système de castes découle de l’hindouisme, sa logique a été transposée dans les autres religions de l’Inde, notamment l’Islam et le Christianisme.

3 Nous insistons ici sur l’importance de ne pas considérer les castes comme des entités rigides et universelles. Rappelons par ailleurs qu’une littérature importante s’est développée, dans le sillon de G.S. Ghurye, pour analyser l’influence du British Raj dans la rigidification du système de castes, administrativement cristallisé lors du grand recensement de 1871-1872, offrant une belle illustration dans le dernier quart du dix-neuvième siècle à la maxime du « Divide and Rule ». Comme le résuma en une tournure fameuse M.S. Srinivas, « British rule freed the jinn from the bottle »(Srinivas, 1957).

4 Source : recensement 2011 - http://censusindia.gov.in

5 Nous utiliserons le terme « SC » pour nous référer à ces groupes sociaux dans le reste de ce texte.

6 Liste d’exemples, non exhaustive.

7 La sortie de l’hindouisme a été particulièrement encouragée par B.R. Ambedkar, principal architecte de la Constitution indienne, qui déclarait dès 1935 à la conférence de Yeola qu’il ne « mourrait pas hindou », organisant à sa suite une vague de conversion de masse au Bouddhisme à l’automne 1956 à Nagpur, peu de temps avant sa mort. Bien plus tôt, Jyotirao Phule, figure tutélaire du mouvement anti-brahmane du sud de l’Inde, a notamment ouvert la première école pour les basse-castes dans la ville de Pune, en 1852.

8 De l’état du Maharashtra.

9 « Hari » fait référence au dieu Vishnu ; « jan » peut être traduit comme « aimé ».

10 Traduction personnelle.

11 Parmi les principales lignes de fracture, deux grandes tendances stratégiques s’opposent. D’un côté une veine communautaire qui concentre ses actions à une échelle essentiellement locale, et pour laquelle la construction d’une fierté identitaire passe par la récupération de leur parole et une reconnaissance de leur voix propre au sein de l’espace public indien dominant. De l’autre un « nouveau mouvement dalit »(Lerche, 2008) qui s’est développé à partir du début des années 1990 et a favorisé une logique d’institutionnalisation du mouvement autour d’ONG importantes, cherchant à s’intégrer dans des réseaux militants transnationaux ; cette tendance sert une logique de mise en visibilité et porte l’accent sur le respect des Droits de ces populations. Cette distinction a une série de conséquences, notamment sur les différents rapports aux médias développés et la hiérarchisation des voix légitimes pour porter les mots d’ordre du mouvement.

12 Traduction personnelle.

13 Notons qu’au cours de cette thèse, un dernier terrain court (de quelques semaines) en Inde est envisagé, probablement au cours du deuxième semestre de l’année 2016.

14 En  majeure partie, ce sont des militants indépendants qui ont été rencontrés dans ces villes. Notons qu’à Bombay, plusieurs militants ont été rencontrés dans des universités, et dans le cadre de la commémoration de la mort d’Ambedkar, immense rassemblement autour du Chaythia  Bhoomi, au cœur de Bombay, qui a lieu chaque 6 décembre. Nagpur, centre du mouvement dalit ambedkariste bouddhiste représentait un intérêt particulier pour rencontrer l’une des premières générations d’activistes en ligne en Inde, qui se sont mobilisés suite au massacre d’une famille dalit en 2006, dans le village de Khairlanji. À Hyderabad, des membres d’associations étudiantes ont également été rencontrés.

15 Le terme « adivasis » désigne les populations tribales.

16 De fait, il semble bien difficile de désigner des individus susceptibles d’être « représentatifs » d’une population aussi large, disparate, et marquée par de fortes dissentions internes (pensons par exemple aux tensions très fortes qui existent entre populations malas et madigas dans les états du Telangana et de l’Andhra Pradesh, allant jusqu’à rendre leurs cohabitation impossible au sein d’un même syndicat étudiant sur des campus universitaires).

17 Le « brahmanisme » correspond à une vision de la société marquée par l’esprit de castes, qui continue de considérer les populations SC au mieux comme des victimes, au pire comme des incapables indignes de respect.

18 Entretien réalisé le 27 Octobre 2014 à Delhi, sur le campus de l’Université Jawaharlal Nehru. Notons que tous les extraits d’entretiens, originellement menés en anglais, ont été traduits par l’auteur de l’article.

19 Notons qu’en l’absence de sources officielles concernant ces données, celles utilisées sont les estimations de professionnels des NTIC, ici de la IAMAI (Internet and Mobile Association of India).

20 Groupe de discussion organisé le 29 Octobre 2014 à Delhi,  avec un syndicat étudiants dalit sur le campus de l’Université Jawaharlal Nehru. Ce groupe de discussion a été organisé avec six militants dalits étudiants (âgés d’entre 23 et 28 ans), dans la chambre de l’un d’entre eux sur le campus de l’université.  La discussion et les échanges entre ces jeunes militants ont duré environ une heure et demie, ponctuée par des questions ouvertes qui servaient quatre axes principaux : leur relation à Internet, l’existence éventuelle d’un réseau militant en ligne, la visibilité des populations dalits dans l’espace public indien, leur engagement au sein du syndicat auquel ils appartiennent.

21 Le terme « atrocité »  est la désignation légale (en anglais « atrocity ») des actes de violences subies par les populations dalits du simple fait de leur appartenance de caste. Des crimes condamné par le Prevention of Caste Atrocity Act de 1989.

22 Entretien réalisé à Bombay le 10 décembre 2014.

23 Facteur énoncé et défini comme tel par l’un des rédacteur en chef adjoint d’un grand quotidien national, lors d’un entretien réalisé à Delhi le 31 décembre 2014.

24 Entretien réalisé le 31 décembre 2014 à Delhi.

25 Le « presque » se réfère ici aux frontières linguistiques, qui suivent les frontières régionales de l’Inde (vingt-deux langues officielles y sont reconnues), et sont susceptibles de rendre difficile les discussions entre activistes de différentes régions (notamment non hindiphones) ; une grande partie de ses échanges inter-régionaux se font en anglais.

26 Entretien réalisé à Wardha (Maharashtra), le 13 décembre 2014.

27 Chiffres au 7 juin 2016.

28 Ville au cœur de l’Inde, capitale de l’Etat du Telangana.

29 Entretien réalisé le 18 décembre 2014, à Hyderabad.

30 Terme que l’on retrouve dans plusieurs textes militants en ligne, et qui a également été employé lors d’une discussion en ligne que je menais avec un militant dalit présent sur place au moment de l’affaire, et ayant participé à plusieurs manifestation en février 2016.

31 Chiffres au 8 juin 2016.

32 Au sujet de l’influence des outils socio-numériques sur les rapports aux morts et au deuil, voir notamment les travaux d’Hélène Bourdeloie (Bourdeloie, 2015) et de Connor Graham et al. (Graham, Gibbs, & Aceti, 2013).

33 Entretien réalisé le 26 octobre 2014 à Delhi, dans le quartier de Munirka, à proximité de l’université Jawaharlal Nehru.

34 Entretien réalisé le 09.12.2014 à Mumbai, dans le quartier d’Andheri, avec deux militants ambedkaristes.

35 Nous étudions notamment un groupe de 913 membres au 10 juin 2016, (chiffre stable) rattaché à un syndicat étudiant actif sur le campus de l’Université Jawaharlal Nehru à Delhi.

36 Nous étudions par exemple un groupe de militants néo-bouddhistes qui réunit plus de 7500 membres répartis sur l’ensemble du territoire indien, au 10 juin 2016 (croissance lente mais régulière du nombre de membres).

37 Nous étudions notamment un groupe de plus de 17 000 membres, porteurs de différentes tendances idéologiques au sein du mouvement.

38 Une importante tradition de récit de vie et de biographie existe au sein du mouvement dalit, à travers la littérature ou  encore des  troupes de théâtre itinérantes.

39 « Stratified Societies » dans le texte.

40 Traduction personnelle.

41 « full parity of participation in public debates and deliberation is not within the reach of possibility » (Fraser, 2003)

42 Traduction personnelle.

43 Réempruntant ici au vocabulaire habermassien la notion de « publicité » impliquant que tout public, aussi restreint soit-il, se vit comme une part potentielle d’un autre public plus large.

44 Le principal argument mobilisé par les militants contre ce texte d’Arundhati Roy était Roy elle-même et son extériorité au mouvement : fille d’un père Bahmane, elle appartient à l’intelligentsia cosmopolite indienne au sein de laquelle elle occupe une place « d’intellectuelle engagée ». Pourtant, le fait qu’elle n’ait jamais réellement témoigné d’intérêt pour le mouvement dalit auparavant a été souligné par de nombreux militants, qui l’ont considérée comme un nouveau « messi » de la cause désigné par les hautes castes, cherchant à glaner un peu plus de publicité et d’argent tout en réduisant au silence les communautés dalits désignées comme les seules à pouvoir légitimement promouvoir l’œuvre d’Ambedkar. Les extraits sélectionnés de ces discours développés en ligne pour être publiés sur le site influent en question ont contribué à inscrire ce discours militant dans un cadre « contre-hégémonique ».

45 Qu’il s’agisse de blogs, de sites d’informations militants ou de chaines Youtube, nous considérons ces profils comme « nodaux », dans le sens où ils constituent des points de convergence des flux qui traversent ce réseau militant.

46 Les populations qui sont désignées comme « manual scavengers », traditionnellement chargés du nettoyage manuel des latrines (activité qui concerne officiellement aujourd’hui plus de 790 000 individus dans toutes l’Inde, d’après le Recensement de 2011  (les ONG annoncent un chiffre plus proche de 1,2 millions de personnes), des fosses sceptiques, du caniveau et des égouts. Il s’agit ici des trois formes de « nettoyages »  effectuées par les manual scavengers reconnues par l’Organisation Mondiale du Travail (Bhattacharjee & Human Rights Watch (Organization), 2014).

47 Entretien réalisé à Hyderabad le 18 décembre 2014.

Creative Commons License Todo o conteúdo deste periódico, exceto onde está identificado, está licenciado sob uma Licença Creative Commons