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Cadernos de Estudos Africanos

Print version ISSN 1645-3794

Cadernos de Estudos Africanos  no.37 Lisboa June 2019

 

DOSSIER

 

Le Non-retour des Étudiants Boursiers : Un cas inédit de l’immigration malienne en France

 

O não retorno dos estudantes bolseiros: Um caso inédito da imigração maliana em França

 

 

Fodié Tandjigora

Université de Bamako, Department of Anthropology, B.P. E3637 Bamako, Mali, tandjigoraf@yahoo.fr

 

 


RÉSUMÉ

Cet article vise à définir les contours de l’émigration des diplômés maliens de l’enseignement supérieur. Il se concentre sur l’étude des titulaires d’un master ou d’un doctorat, nés au Mali, y ayant effectué une partie de leur cursus, et aujourd’hui en activité en France comme avocats, médecins, responsables associatifs, ingénieurs ou professeurs. À travers nos enquêtes menées auprès de 85 diplômés maliens de France, nous démontrons l’existence d’une figure nouvelle de l’émigration malienne connue jusque-là sous sa forme ouvrière. Déconstruisant le paradigme dominant de fuite de cerveaux des jeunes africains, l’article montre que les raisons pour le non-retour de beaucoup de diplômés maliens sont plus complexes et ne pas seulement économiques comme l’approche fuite de cerveaux nous veut faire croire.

Mots clés :  migration qualifiée, fuite des cerveaux, insertion professionnelle, déclassement professionnel, enseignement supérieur, Mali


RESUMO

Este artigo visa definir os contornos da emigração de diplomados malianos do ensino superior. Centra-se no estudo de titulares de um mestrado ou de um doutoramento, nascidos no Mali, tendo aqui realizado uma parte dos seus estudos, e a trabalhar atualmente em França como advogados, médicos, responsáveis associativos, engenheiros ou professores. Através dos nossos inquéritos junto de 85 licenciados malianos de França, demonstramos a existência de uma nova figura da emigração maliana que, até agora, tem sido conhecida sob a sua forma operária. Desconstruindo o paradigma dominante de fuga de cérebros dos jovens africanos, o artigo mostra que as razões para o não retorno de muitos diplomados malianos são mais complexas e não apenas económicas como a abordagem fuga de cérebros nos faz acreditar.

Palavras-chave:   migração qualificada, fuga de cérebros, inserção profissional, desclassificação profissional, ensino superior, Mali


 

 

Dans cet article, nous traitons du cas des Maliens diplômés de l’enseignement supérieur en France. Il prend en compte leur trajectoire migratoire, les processus d’insertion sur le marché de l’emploi en France ainsi que les obstacles au retour après formation. En outre, ce travail s’attache à donner à l’immigration malienne une nouvelle figure différente de l’immigration ouvrière. Nous nous intéresserons au motif de non-retour mais aussi aux politiques d’immigration choisie prônées par la France.

Au Mali, on assiste à une nouvelle forme d’émigration chez les lauréats des bourses d’excellence destinées à former du personnel spécialisé dont le Mali a besoin. Chaque année, ils sont nombreux à partir en France pour suivre une spécialisation. Les bourses d’excellence sont décernées par la Direction nationale de l’enseignement supérieur aux meilleurs élèves admis au baccalauréat de l’année en cours. Selon la Direction nationale de l’enseignement supérieur, en 2016, quinze bourses d’excellence furent attribuées aux nouveaux bacheliers pour suivre une formation en France dans toutes sortes de disciplines, que ce soit l’informatique, le génie civil, la prospective, etc. D’autres bourses attribuées en grande quantité durant l’année 2016 concernent le Maghreb avec l’Algérie (124 bourses), le Maroc (100 bourses) ou la Tunisie (11 bourses). La démarche que nous avons employée pour conduire les entretiens semi-directifs est essentiellement qualitative. Ces entretiens retracent les typologies des vagues migratoires arrivées en France depuis les indépendances ainsi que les principales filières d’études.

Menés entre 2013 et 2014, ces entretiens ont été réalisés sur un échantillon de 85 diplômés maliens de niveau master et doctorat en activité en France. Le choix de cet échantillon est fondé sur les critères suivants : être né au Mali et avoir quitté le Mali après le baccalauréat ; être toujours de nationalité malienne au moment des enquêtes.

De générations différentes, ces diplômés arrivés en France pour un stage ou une formation universitaire dans des domaines variés ont été répartis pour les besoins de l’enquête en trois catégories : les étudiants-stagiaires, les étudiants boursiers et les étudiants arrivés à titre personnel[1] en France pour leur formation. Ces trois catégories n’ont pas la même trajectoire socioprofessionnelle. Les entretiens réalisés abordent les parcours, l’insertion en France, les difficultés de promotion en tant que cadre d’origine étrangère, les obstacles de retour au Mali après la formation. En 2014, une seconde enquête a été menée auprès des acteurs institutionnels maliens en charge de la formation des étudiants étrangers dans le but de comprendre les cas de non-retour.

L’objectif de cette enquête est de mettre en évidence un profil de migrants maliens qualifiés. Les immigrés maliens de France ont été longtemps présentés dans l’opinion publique en France comme des ruraux analphabètes. Ce recours à l’emploi étranger plus récente fait naître des grands débats dans la littérature scientifique mais aussi dans des émissions de télévision et de radio (Kouvibidila, 2008). Cet article ambitionne de faire évoluer ce paradigme.

De l’ouvrier au diplômé : un nouveau paradigme migratoire malien

Les premiers travaux menés sur les immigrés maliens en France renvoient à une catégorie de population déqualifiée en quête de moyens de subsistance pour leurs villages d’origine (Daum, 1998 ; Quiminal, 1991 ; Timera, 1996). Entre 1945 et 1973[2], l’économie française eut massivement recours à une main d’œuvre non qualifié pour des travaux publics. L’accès au territoire pour les étrangers non qualifiés avait été facilité par la législation entre la France et ses anciennes colonies. Dès 1960, la France signe avec ses anciennes colonies du Mali, de la Mauritanie et du Sénégal une convention permettant aux ressortissants de ces pays de rentrer librement sur le territoire français (Gubert, 1999). Comment ces immigrés tant sollicités par la demande économique sont-ils devenus des « parias » et considérés comme une population à problème ? La France connut entre 1945 et 1973[3] une grande prospérité économique appelée les trente glorieuses. Celles-ci nécessitèrent une main d’œuvre conséquente pour répondre à la demande économique et c’est dans ce contexte européen d’industrialisation de l’après-guerre que les premiers migrants maliens arrivèrent en France. Il s’est principalement agi de ressortissants du bassin du fleuve Sénégal constitués essentiellement de Soninké et de Harpular. Dans un premier temps, la migration soninké du Mali était le fait d’hommes isolés. Un parent travaillant dans la marine aidait un frère à venir en France par exemple. Il s’agissait d’une migration temporaire à but économique et à durée limitée. Celle-ci a été facilitée par la possibilité d’émigrer en France avec une simple carte d’identité offerte aux citoyens des anciennes colonies françaises jusqu’en 1964.

La crise pétrolière de 1973 fait émerger une nouvelle politique migratoire en France. La circulaire de juillet 1974 suspend l’immigration des travailleurs et des familles extracommunautaires. Cette mesure intervient à une période où la demande d’émigrer est très forte au Sahel à cause de la sécheresse. Les aides au retour volontaire sont ainsi expérimentées auprès des immigrés qui souhaitent rentrer définitivement au Mali. Au fil des années, la demande économique s’adresse moins aux immigrés maliens non qualifiés qu’aux travailleurs qualifiés.

L’avènement du marché de l’emploi qualifié

L’une des principales caractéristiques de l’économie des vingt dernières années est la dépendance de plus en plus forte à l’égard de la production et de l’utilisation des nouvelles technologies de connaissance. Le rapport du CNUCED (2003) indique que la part des produits considérés comme relevant de la haute technologie dans le commerce est passée de 8% en 1976 à 23% en 2000. Les économies en développement sont devenues de plus en plus dépendantes de ces produits nécessitant l’emploi de personnel qualifié. L’avènement d’une économie de connaissance produit une forte demande de main d’œuvre qualifiée nécessitant le recrutement de personnel qualifié provenant de l’étranger. Par exemple, environ un tiers du personnel technique et scientifique aux États-Unis, titulaire d’un master ou d’un doctorat, est d’origine étrangère (Harfi & Mathieu, 2006, pp. 28-42). La main d’œuvre qualifiée devient une « marchandise » sur le marché de travail qui semble répondre à la loi de l’offre et de la demande. La mondialisation impose une compétition entre les économies, d’où la nécessité de recourir à une main d’œuvre permettant de réaliser le maximum d’intérêt. Dans cette logique, toute personne possédant une certaine qualification est recherchée sur le marché de l’emploi. L’expression « exode des compétences », très fréquente dans le monde de la presse[4], serait donc un effet combiné d’offre et de demande qui est une loi fondamentale du marché de travail. Le XXIe siècle est marqué par un changement radical dans la sphère même du travail. Ce changement est consacré par le rapprochement de la science et de la production de sorte que la science est devenue un facteur indispensable de la production économique. Le rôle des travailleurs hautement qualifiés devient alors prépondérant et leur cas d’immigration soulève des enjeux économiques et stratégiques.

L’immigration choisie en France

Pour attirer de la main d’œuvre en fonction des besoins de son marché, la France a mis en place une série de mesures. Depuis 2006, une nouvelle politique migratoire cible les migrants qualifiés, s’appuyant sur le concept « d’immigration choisie » définie dans la loi du 24 juillet 2006. Cette loi facilite l’entrée et le séjour de travailleurs hautement qualifiés en fonction des besoins des entreprises françaises. C’est ainsi que plusieurs dispositifs ont été mis en œuvre afin de faciliter l’immigration professionnelle, et plus précisément, l’entrée et le séjour des ressortissants des pays en développement qui ont une qualification recherchée. La France est le premier État de l’Union Européenne à transposer la directive de l’Union 2009/50/CE du 25 mai 2009 baptisée « Carte bleu européenne » par la loi du 16 juin 2011 relative à l’immigration, l’intégration et la nationalité (REM, 2013, p. 8).

Malgré les innombrables efforts de la France, l’immigration professionnelle qualifiée reste faible, environ 9% des 193.000 titres de séjour délivrés en 2012 (REM, 2013, p. 8). Il est alors légitime de se demander si la politique d’immigration choisie est réaliste au regard de la composition des vagues migratoires. De nombreuses analyses évoquent les difficultés de mise en œuvre d’une politique « d’immigration choisie[5] » dans le contexte français. Opposer « l’immigration choisie » à « l’immigration subie » revient systématiquement à trier les migrants en « bons » et « mauvais ». Or, la finalité de l’immigration ouvrière ou celle de l’immigration qualifiée demeure le travail. En substance, la politique « d’immigration choisie » s’adresse à ceux qui possèdent une qualification requise comme les ingénieurs, les médecins, les enseignants et les chercheurs. C’est pourquoi cette politique migratoire entre dans le cadre de notre problématique en tant que dimension politique de l’immigration des diplômés maliens. « L’immigration choisie » va se traduire, sur le plan empirique, par la mise en place d’une procédure de récupération des talents étrangers (facilités d’accès à l’enseignement supérieur français, puis changement de statut d’étudiant à celui de travailleur). L’immigration des diplômés maliens doit être perçue comme une des conséquences de la demande de main d’œuvre sur le marché mais aussi comme étant une stratégie de promotion sociale pour les acteurs eux-mêmes. On pourrait affirmer, sans ambages, que la migration qualifiée est une nouvelle donne de l’immigration malienne en France. Aujourd’hui l’immigration malienne n’est pas qu’ouvrière mais elle est aussi constituée de diplômés en quête de meilleures formations. L’ancien paradigme d’ « émigré-ouvrier » doit évoluer compte tenu de la composition des nouvelles vagues migratoires subsahariennes.

L’arrivée des étudiants étrangers maliens en France

L’arrivée des diplômés maliens en France s’est effectuée de manière successive et à différentes époques. Ainsi que nos enquêtes nous l’ont montré, on peut distinguer plusieurs générations avec des idéaux parfois très contrastés et des parcours spécifiques. Certains sont arrivés à une époque où la formation des futures élites maliennes était une priorité pour assurer la relève après les indépendances. C’est pourquoi parmi cette ancienne génération on y trouve des stagiaires dont la finalité migratoire devait être le retour en vue de capitaliser les acquis du stage. C’est le cas de Oulématou Sissoko et de Bandjougou Diakité, tous deux venus pour un stage de 36 mois aux termes desquels ils ont dû rentrer au Mali et servir leur pays. Pour ce faire, l’État malien a fait signer un engagement de retour pour servir le pays durant dix ans sans avoir droit à la disponibilité. Cet engagement décennal n’était pas suivi d’un effet dissuasif de manière à faire respecter le principe du retour dans le pays d’origine. Pour ces deux exemples précités, on remarque que les raisons de non-retour sont strictement personnelles. Monsieur Bandjougou Diakité témoigne :

Normalement je devais retourner, mais le gouvernement malien avait fermé les écoles entre 80 et 81 à cause de la contestation sociale. J’en sais quelque chose puisse que j’ai été syndicaliste. En tant que tel, l’État avait un œil sur mon cas. D’autres sont retournés et se sont vu jetés en bagne ; et je ne voulais pas ça (Bandjougou Diakité, enseignant au collège).

Après l’ouverture des frontières aux élites africaines post-indépendance, la France a accueilli une frange importante d’étudiants maliens. Selon Guimont, le contexte de la guerre froide a provoqué un climat de convoitise entre les deux blocs (Est/Ouest), chaque bloc tentant d’attirer les futures élites africaines afin de les former selon leur propre système. Cependant, comme le montre l’article de Ichaka Camara (2018) : 

Mais, avec la fin de l’Empire soviétique et le début de la Russie, la région a connu dès 1990 une forte réduction du taux des étudiants étrangers, y compris des Africains. En peu de temps, le nombre total de ceux-ci en Russie a diminué de deux à trois fois, soit est passé de 126 500 personnes en 1990 à 39 300 personnes en 1991.

On observe également une raison objective : le taux de scolarisation était très faible (environ 16% en AOF) et il était nécessaire de pallier ce problème. Les chiffres de l’époque attestent que le nombre d’étudiants africains était en constante augmentation. Ils étaient 2000 en 1950, 4000 en 1952, et 8000 en 1960 (Guimont, 1997).

La formation des cadres maliens à l’étranger constitue une pratique ancienne qui remonterait depuis les périodes d’indépendance. Cependant, il existe aussi des cas de non-retour des cadres formés à l’étranger dû à plusieurs facteurs : chômage, famille, projet professionnel, etc. En effet, à partir des années 2000 seront instituées des bourses d’excellence au Mali et c’est la France qui est chargée d’accueillir les boursiers. Cependant, des cas de non-retour sont également constatés parmi ces boursiers. Ils sont constitués de bacheliers ayant obtenu une bonne mention au baccalauréat et ainsi sélectionnés. Si à ses débuts, en 2000, le programme a compté 300 jeunes, aujourd’hui il compte à peine une dizaine de boursiers[6] en raison d’un désengagement continu des bailleurs. En 2016, la catégorie des boursiers d’excellence était en nombre restreint (15 seulement). La seule université d’accueil pour les boursiers d’excellence maliens demeure l’université Joseph Fourier (Grenoble-I) de Valence, près de Grenoble. Les formations proposées sont assez modernes et axées sur la biologie moléculaire-immunologie, la télécommunication et l’informatique, et la bio-informatique. Ces boursiers soigneusement choisis sont censés suivre une formation afin d’exercer une profession ou une fonction dont le pays a besoin pour son économie. Si le projet de formation, en soi, est à saluer, des cas de non-retour après la formation effectuée à l’étranger sont à déplorer. En outre, les offres de formation sont en décalage avec les besoins de l’économie malienne. Monsieur A. D., chargé du programme bourse à la Direction nationale de l’enseignement supérieur, estime que le plus important est d’offrir des opportunités de formation aux élèves plutôt que de refuser ces bourses que les pays amis octroient au Mali :

Nous avons très souvent des offres de formation qui trouvent difficilement des débouchées au Mali. C’est le cas des études de prospectives qui englobent à la fois l’intelligence économique, l’ingénierie des systèmes d’informations, etc. Mais nous les acceptions car il s’agit aussi de permettre aux intéressés de trouver leur avenir propre (Monsieur A. D., entretien réalisé en février 2014).

À travers ce récit, on constate qu’il existe des prédispositions structurelles au non-retour des boursiers maliens. À cela s’ajoute le contexte du marché mondial du travail. En effet, le recours à l’emploi étranger suscite de vives discussions au sein de la littérature scientifique[7]. Relativement au contexte de relations asymétriques entre pays développés et pays pauvres, certains reconnaissent dans ce phénomène une forme de gain, tandis que d’autres y voient plutôt une perte. Gaillard et Gaillard (1999) dénoncent quant à eux la dramatisation du phénomène de la fuite des cerveaux à l’échelle mondiale. Selon eux, l’ampleur du phénomène serait exagérée par manque de chiffres réels, mais aussi par une focalisation exagérée sur les pertes alors même qu’il s’agit d’une stratégie de survie pour les acteurs concernés. Ainsi que le précise le courant internationaliste, les talents à l’étranger ne correspondent pas tous à des secteurs d’insertion dans le pays d’origine.

Le manque d’encadrement des boursiers maliens génère des dysfonctionnements vis-à-vis des dispositions auxquelles l’offre des bourses doit se conformer. Notons que la quasi-totalité des boursiers estiment qu’ils ne sont pas suivis par l’État malien au cours de leur formation et l’on peut déplorer l’absence de méthode de suivi et d’encadrement de la formation afin d’augmenter les chances d’insertion. Les boursiers d’excellence signent des engagements de retour auprès d’un notaire, la réalité cependant est tout autre : il s’avère que cet engagement n’a jamais eu d’effet pratique. Après leur formation en France, il se pose en effet aux diplômés un sérieux dilemme : rester en France ou retourner servir le Mali malgré le risque d’être au chômage ? C’est le cas par exemple de Bintou, arrivée en France pour une spécialisation en droit des affaires après avoir obtenu une maitrise en droit :

J’hésitais entre rentrer avec le risque de dépendre à nouveau de papa et maman, ou rester en France sachant bien que ma carte de séjour est liée aux études et que je risque de tomber dans la clandestinité si je n’ai pas de boulot (Bintou, conseillère juridique à la CAF en France).

Retourner ou rester ? Ainsi de la traditionnelle question qui lancine les étudiants étrangers en France à la fin de leur cycle de formation. Le retour risquerait d’être une nouvelle aventure si non suivi d’insertion tandis que l’insertion en France n’est également pas garantie. Ces questionnements sont permanents chez les étudiants étrangers et le premier tremplin réel vers la vie professionnelle en France demeure le stage de fin de cycle.

L’insertion des diplômés maliens en France

Le terme « insertion » appliqué à l’immigration peut renvoyer à plusieurs dimensions : l’insertion sociale des immigrés en tant qu’étrangers, l’insertion des immigrés en tant que minorité. Dans le dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation, Champy et Etévé (2005) définissent l’insertion professionnelle comme l’entrée dans la vie active des sortants du système scolaire. Il s’agit d’un processus conduisant à l’emploi et à l’insertion sociale dans une société. De ce concept, nous ne disposons d’aucune définition faisant consensus. Dans le cas précis de notre étude, « insertion » désigne l’ensemble du processus de recherche d’emploi à l’issue d’une formation universitaire. Dans le cas des diplômés maliens, nous distinguons deux types de trajectoire d’insertion :

Une trajectoire directe d’emploi : les diplômés ayant obtenu un emploi immédiatement après leur formation comme ce fut le cas de Méma Camara et de Gouro Ousmane, tous deux ingénieurs et anciens boursiers maliens d’Algérie. Leur trajectoire fut directe car leur filière de formation fut sanctionnée par un stage de fin de cycle en entreprise. On observe que tous ceux qui ont pu obtenir un parcours direct sont passés par des stages en entreprise. Les filières classiques comme l’histoire, la sociologie et le droit ne comportent pas de stage en entreprise pour valider la formation. Les étudiants ayant suivi ce type de cursus ont en général plus de difficultés à trouver un emploi.

Une trajectoire indirecte : les diplômés sans insertion à l’issu de leur stage de formation. Ils ont généralement exercé des métiers en dessous de leur qualification tout en recherchant une insertion dans leur domaine initial de formation.

Le stage comme principal biais d’insertion

La quasi-totalité des diplômés en activité est passée par un stage de fin de cycle pour accéder au marché du travail. L’absence d’une expérience professionnelle est souvent considérée comme l’une des principales causes du chômage des jeunes et leur accès à l’emploi nécessite une première expérience professionnelle (Vincens, 2001). Comme en témoignent nombre de nos enquêtés, les apports du stage sont multiples et permettent d’être mieux préparé aux situations professionnelles. Il permet aussi d’accéder à un réseau professionnel que la simple formation académique ne permet pas de constituer. C’est le cas de Kissima Camara, notre interlocuteur, qui est ingénieur informaticien travaillant pour une société privée spécialisée dans les jeux vidéo. Dans son cursus, le stage de fin de cycle a été constitutif de son diplôme. C’est par ce vecteur qu’il a été recruté comme ingénieur, ainsi que le confirme son témoignage :

En France ici, j’y ai passé deux ans pour une formation de master Pro, ces deux années ont été sanctionnées par un stage. C’est donc au cours de ce stage que tout bascule. En effet, la boîte où j’ai fait mon stage m’a proposé un contrat et un changement de statut. Évidemment j’ai accepté. Je ne suis pas le seul dans cette trajectoire.

Le non-retour des diplômés maliens : fuite des cerveaux ou stratégie de promotion sociale ?

Ce sous-chapitre ambitionne d’articuler la politique d’« immigration choisie » avec le projet professionnel des diplômés eux-mêmes. Comment cette politique a-t-elle pu être déterminante dans l’insertion des diplômés maliens en France ? S’agit-il d’une fuite ou d’une opportunité d’insertion pour une catégorie d’individus ? Bien que l’on présente les migrants qualifiés dans le débat scientifique comme étant « aspirés » par une politique fatale d’attrait des talents, leur propre projet professionnel, ainsi que la promotion sociale qu’ils recherchent, sont passés sous silence. Nous avons constaté, durant nos enquêtes, tout le contraire de ce qui prédomine dans le débat scientifique international, à savoir le « pillage » des cerveaux ou encore la fuite des cerveaux (Dia, 2005 ; Kouvibidila, 2008). Concernant les analyses de Simon Gildas (2008), elles effacent les migrants eux-mêmes qui sont les acteurs au cœur du système. On parle alors d’une mondialisation des flux migratoires, qui se manifesterait par l’émergence d’un marché international de compétences et entrainerait une migration des spécialistes dans différents domaines que Simon Gildas (1995, p. 97) qualifie de « noria mondiale des savoir-faire et des compétences ». Les analyses se sont essentiellement concentrées sur les systèmes, les dispositifs en matière de circulation des compétences, mais rarement sur les migrants en tant qu’individus en quête d’un lendemain meilleur. La migration qualifiée a été longtemps analysée dans un schéma bipolaire d’appel et de rejet encore appelé « dynamique push-pull[8] ». Les migrants, en tant qu’acteurs dotés d’un projet professionnel, doivent apparaître en premier plan des analyses. Or, très souvent, l’immigré est perçu comme victime de rapports de force qui le dépassent. Leveau (1989, pp. 113-126) met justement en garde contre ce type d’analyse qui escamote le comportement des acteurs sociaux dans le jeu politique dont les migrants et les États sont les acteurs.

L’immigration des diplômés est d’abord un projet personnel et professionnel

Si les théories sur l’immigration qualifiée permettent de schématiser le phénomène, elles demeurent par ailleurs insuffisantes pour rendre compte de la complexité du fait social migratoire. Dans de nombreux entretiens apparait le besoin de « réalisation de soi ». L’insertion en France s’inscrit dans une réelle stratégie de promotion sociale dans la mesure où les migrants sont en quête d’un lendemain meilleur. Si les théories sur les migrations qualifiées sont nombreuses, elles ne suffisent pourtant pas à expliquer toutes les raisons du phénomène. La migration, fut-il celle des diplômés, est la résultante des facteurs géographiques, écologiques, politiques et économiques auxquels les migrants s’adaptent au moyen de comportements individuels. Or, ces comportements sont loin d’être homogènes car ils obéissent à des dynamiques personnelles inscrites dans un contexte social global. La compréhension de cette dynamique est déterminante pour appréhender le reste du comportement chez les migrants. C’est pourquoi : « Expliquer un phénomène social, c’est toujours en faire la conséquence d’actions individuelles » (Boudon, 1979). Autrement dit, le non-retour comme phénomène social serait la conséquence de plusieurs facteurs sociologiques, économiques, politiques et individuels. Ainsi, les facteurs de non-retour doivent être analysés comme un tout. En effet, pour Boudon, une action sociale est la somme des actions individuelles, ce qui fait que la question de la fuite des cerveaux doit être analysée à l’échelle individuelle des acteurs et non selon des théories dominantes.

Ce type d’interprétation de phénomènes sociaux comme l’immigration qualifiée permet d’aboutir aux logiques individuelles qui animent l’action collective. Ainsi comme le souligne Julia Boger (2007), les retours sont souvent confrontés à des difficultés professionnelles. Par exemple, certains diplômés rencontrés lors des entretiens savaient déjà qu’ils n’allaient pas rentrer au Mali compte tenu de la nature même de leur formation :

Certains étudiants ont bénéficié de bourses d’étude dans des domaines qui ne trouvent pas d’insertion au Mali. C’est mon cas avec une formation en génie industriel, notamment en robotique, comment pouvais-je trouver une insertion au Mali où l’on manque terriblement d’entreprises. Depuis mon stage au Mali, je me suis rendu compte que mon secteur trouvait difficilement de débouchés car les moyens même de mon stage n’existaient pas (Gouro Ousmane, ingénieur en robotique industrielle).

Notre interlocuteur est un ancien boursier d’Algérie qui avait effectué un stage au Mali lors de son année de licence en Algérie. C’est lors de ce stage qu’il s’est rendu compte de l’absence de structure de stage adéquate pouvant l’accueillir et par conséquent de l’impossibilité de trouver un secteur d’insertion professionnelle au Mali. Dès lors, il s’est inscrit dans une stratégie individuelle de promotion visant à son insertion en France. Il existe tout un ensemble de motivations individuelles tout comme il existe des contextes sociopolitiques qui vont faciliter l’insertion. À travers son parcours, on comprend qu’il s’agit d’un espoir de mobilité social car le choix de continuer dans certains cursus résulte de l’intention d’une émigration future. Un diplôme d’ingénieur dans le domaine de la robotique industrielle ouvre la voie à une immigration en France qui, d’ailleurs, pourrait se justifier par l’absence de débouchés au Mali. Il existe une corrélation étroite entre le choix personnel et les déterminants du marché du travail, de telle sorte que les politiques migratoires offrent aux migrants les moyens de réaliser leur projet. Même dans les entretiens menés auprès des générations précédentes, constituées essentiellement de stagiaires, l’installation en France apparaît comme un moyen d’accomplir leur réussite sociale personnelle et celle de leur famille qui en profiterait au Mali. Pour saisir la logique des comportements, selon Boudon, il faut accéder au raisonnement qui fonde ces comportements. Si l’idée d’une rationalité utilitariste est un préalable chez Boudon, elle reste insuffisante, c’est pourquoi il préfère le terme d’ « actionnisme » à celui d’individualisme méthodologique. Boudon démontre que beaucoup de comportements humains considérés comme « irrationnels » peuvent s’expliquer par leurs mobiles. C’est pourquoi lorsque l’on parle de fuite des cerveaux ou d’immigration qualifiée, il faut mettre en relation ce phénomène avec la logique des acteurs eux-mêmes. La théorie de l’acteur, longuement développée en sociologie, est une catégorie susceptible d’interpréter des actions sociales. Si la vision durkheimienne avait prévalu (à savoir que les actions des individus sont généralement le résultat de forces sociales qui le dépassent), il s’en suit qu’elle ne rend pas suffisamment compte des réalités que nous avons observées. Le concept d’acteur que Michel Crozier introduit vise à rompre avec le déterminisme absolu théorisant les individus comme les « jouets » de forces obscures et non comme des sujets agissant par eux-mêmes. Si la notion d’acteur est essentielle pour expliquer l’immigration des diplômés maliens, il ne s’agit pas de nier l’existence des systèmes politiques et économiques auxquels les migrants sont soumis. Par exemple, lorsqu’un Malien diplômé décide de rester en France et de s’insérer, il évolue dans un univers de contraintes liées à son travail ou à son origine sociale et auxquelles il doit se soumettre.

La question du retour

Dans la littérature sociologique sur les migrations qualifiées, la question du retour apparaît seulement dans les années 1990 avec des publications dédiées à la problématique des études à l’étranger, considérées désormais comme principal vecteur d’émigration qualifiée (Gaillard & Gaillard, 1999). Des spécialistes comme Gildas (1995) et Wagner (1998) ont ainsi commencé à reconnaître dans ce phénomène la fuite des cerveaux. Les travaux de Jeannett Martin (2005) analysent également la question du retour des migrants ghanéens dans leur pays natal avec une approche biographique.

L’insertion professionnelle devient, même pour les diplômés étrangers, une question de réseau ou de capital social comme le disait Emmanuel Amougou :

À la fin de leurs études en France, ces étudiants qui rejoignent leur pays ont souvent du travail à la clé comme on le dit. Ceci est sans nul doute le résultat d’une stratégie de mobilisation familiale ou ethnique (1997, p. 129).

Si l’émigration des diplômés est une réalité en Afrique, comment faire pour rapatrier ceux-ci ? Le retour n’est pas le même pour un informaticien que pour un physicien de haut niveau dont l’environnement scientifique nécessite des équipements de pointe. C’est pourquoi le retour est lié à des spécificités de formation, à la trajectoire et au projet migratoire. Les pays d’Asie du Sud-Est (Corée du Sud, Taïwan) ont par exemple mis en place un dispositif de récupération de leurs compatriotes qualifiés. L’efficacité de ces politiques (à moyen et long terme) reste limitée selon Gaillard et Gaillard (1999). Les dispositifs de rapatriement comportaient de nombreux avantages pour le migrant qualifié et sa famille mais l’expérience a montré qu’il fallait plutôt chercher à améliorer les conditions de la pratique de la recherche, impliquant l’amélioration des infrastructures et la connexion au réseau mondial de la science. L’exemple des pays d’Asie du Sud-Est illustre bien le fait que le retour des élites scientifiques est largement tributaire du développement de la science et de la technique dans les pays d’origine.

Le retour fait partie de la problématique de l’émigration qualifiée d’autant plus que les différentes positions se forgent autour du retour et du non-retour. On ne peut donc passer sous silence la question du retour des diplômés ainsi que les mécanismes institutionnels qui soutiennent ce retour. Au Mali, les premières générations de diplômés signaient un engagement décennal de retour qui les obligeait à rentrer après leurs études. Mais aujourd’hui, avec la prospérité économique, la nouvelle configuration du marché de travail ainsi que les conditions attrayantes, les diplômés sont plus enclins à rester dans les pays d’accueil. L’élan de retour des années 1950 et 1960 du temps des FEANF et de la West African Students’ Union (WASU) s’inscrivait dans une idéologie indépendantiste. Ces mouvements ont été brusquement ralentis par la crise économique et les programmes d’ajustement structurel imposés dans les années 1990 par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Leurs effets immédiats ont été des mises en retraite anticipée et le gel du recrutement de diplômés. Organiser le retour des diplômés suppose une volonté politique à long terme et un effort financier considérable pour reproduire dans les pays de départ les conditions de travail des pays d’accueil. Il faudrait améliorer les conditions d’exercice des métiers scientifiques et académiques par l’équipement des laboratoires, la transparence des conditions de recrutement et la définition claire d’un plan de travail et de carrière. Ces moyens permettront de récupérer l’investissement dans la formation des compétences en vue de les utiliser dans un contexte national.

Pour Gaillard et Gaillard (1999), la mise en place d’un programme de retour des étudiants ne peut être efficace que si les autorités nationales font des efforts considérables pour reconnecter leurs élites avec les pays d’origine dans les réseaux scientifiques et techniques. Pour mettre en marche le processus de retour, une reconnaissance des compétences africaines avec des rémunérations adéquates est nécessaire. Il faut de surcroit mettre en place des espaces de rencontre entre chercheurs comme c’est le cas au Sénégal où des universitaires, des banquiers et des industriels se rencontrent périodiquement. Les cadres diplômés maliens, toutes trajectoires confondues (anciens boursiers ou non), témoignent du non suivi des talents maliens par l’État. Quant aux étudiants étrangers en fin de cycle, ils n’ont pas connu de difficulté d’insertion de retour jusqu’en 1980 où les accords de coopération réglementaient le parcours des étudiants étrangers. Si le retour des élites africaines est célébré dans les discours officiels en Afrique, ne faudrait-il pas que nos États s’attèlent d’abord à la mise en place de conditions de retour viables comme ce fut le cas de la Corée du Sud et de Taïwan ? D’autres obstacles au retour s’ajoutent, ce dont les entretiens rendent bien compte, notamment concernant la pression que la famille au Mali exerce sur leurs enfants pour qu’il restent en France. Certaines familles voient déjà dans le départ en France pour les études une voie de réussite ; par conséquent, le retour au Mali est perçu comme une « défaite ». C’est ce que révèle le parcours de Dolo, boursière d’excellence qui avait pris la décision de rentrer au Mali :

Tous ceux qui connaissent la société malienne savent que si tu retournes de la France, il est inadmissible de tomber bas […] Quand je finissais mon master avant même de m’inscrire en thèse, j’ai été faire un tour au Mali. Et je me suis présentée à la « cellule 300 jeunes » qui s’occupe des boursiers d’excellence. Tout ce qu’on a pu me faire, c’est de me remettre les adresses des lieux de stage mais comme vous le savez… tout s’obtient au Mali par affinité. Puis mes parents ont fini par me conseiller de retourner en France où selon eux les manœuvres mêmes gagnent leur vie (Dolo, ingénieure, entretien mené en mai 2013, Grenoble).

Il ressort plusieurs problématiques dans cet entretien, notamment le non accompagnement des boursiers d’excellence de retour, le poids de la famille, et le spectre du chômage au Mali. En effet, de nombreux étudiants sont incités par leur famille à rester compte tenu de l’aide qu’ils apportent en famille. Ensuite le chômage est un argument longuement évoqué pour justifier le non-retour au Mali. Dans les paragraphes qui suivent, nous allons développer les différentes formes d’obstacles au retour des diplômés maliens.

Retour et non-retour : discours et réalités sur les obstacles au retour

« Mon objectif n’était pas de m’installer en France… » Cette phrase, presque rituelle, revient régulièrement dans les entretiens comme pour repousser un poids moral et jeter la responsabilité sur les conjonctures politico-sociales. Il est régulièrement fait référence à des contraintes – que nous évoquerons – lesquelles auraient détourné un projet initial pour certains, et pour d’autres auraient abouti à la réalisation du projet initial. Comme précédemment évoqué, beaucoup d’étudiants ont fait leur entrée dans le marché du travail par le biais de stage de fin de cycle. Ce faisant, un nombre considérable d’étudiants avaient commencé à travailler dans la branche professionnelle de leur formation. Dans notre échantillon, c’est le cas de ceux qui sont ingénieurs et informaticiens où l’essentiel du secteur d’emploi demeure le privé. Ibrahim est ingénieur et travaille chez EDF (Électricité de France). C’est déjà dans cette entreprise qu’il avait réalisé son stage de fin d’études :

Mon parcours s’est constitué au gré des opportunités car après mon stage de fin de cycle ingénieur, on m’a directement proposé un CDI. Avoir directement un CDI était l’occasion qui me permettait d’avoir une expérience de travail ici en France. Je sais aussi que cette expérience pouvait me permettre de faire des économies avant un retour éventuel. Ainsi, je me suis dit : OK je vais faire une année sinon trois tout au plus dans le but d’avoir une expérience de travail avant mon retour au Mali. Mais là je suis déjà à ma quatrième année mais je compte quand même retourner mais pas forcément au Mali, ça peut être un autre pays d’Afrique car je participe à beaucoup de forums sur l’emploi en Afrique.

L’espoir de retour revient dans tous les discours mais ce retour, comme chez les autres migrants, reste en état de projet pour période longue. Les contraintes de la vie de couple ou des prêts bancaires à rembourser peuvent constituer des entraves au retour d’un cadre par exemple. Car si le retour est simple pour un célibataire, il s’avère plus compliqué pour un couple avec des enfants scolarisés. Le cas de Hawa, docteure en médecine, est assez illustratif. Venue rejoindre son mari à Grenoble, elle a été professionnellement déqualifiée comme de nombreux médecins. Mais le retour est pratiquement impossible pour elle, compte tenu de la situation de ses enfants scolarisés. Il faut souligner que nombre de migrants craignent que le retour soit une nouvelle émigration avec des contraintes et des difficultés nouvelles :

Bon ! Si j’ai accepté cette situation, c’est parce que de toute façon je suis venue rejoindre mon mari, et en plus il était également dans une situation précaire avec un statut d’étudiant. C’était donc compliqué pour moi. L’heure n’était pas de réfléchir si je dois accepter ou pas ce statut de précaire. Et puis de toutes les façons, le retour est de plus en plus compliqué avec mes enfants de 6 ans et 3 ans. Puis, est-ce que j’ai la garantie de pouvoir faire également mon insertion au Mali ? Vous savez c’est compliqué tout ça.

Les choix d’installation sont tributaires des parcours et des projets de vie que les diplômés se donnent tandis que le débat scientifique sur la « fuite des cerveaux » semble effacer les choix personnels des migrants. En effet, certains migrants qualifiés sont en quête d’un lendemain meilleur ; au-delà des débats, il y a des individus avec des choix et des projets de vie qu’ils cherchent à réaliser.

Les facteurs de non-retour/fuite des cerveaux maliens

Le non-retour est-il une fuite ou une opportunité d’insertion pour le migrant qualifié ?

Le Mali, malgré son émigration essentiellement ouvrière, n’échappe pas à ce phénomène qui prend une ampleur sans précédent et très inquiétante. Ainsi, une grande partie des étudiants formés en France par le biais des bourses, choisissent de rester à cause de nombreux facteurs comme le chômage, le poids de la famille, l’inadaptation de la formation au marché du travail, etc. Pareillement, ceux qui ont gagné en expérience dans les entreprises maliennes et qui partent pour une spécialisation ne reviennent plus. Ces situations entraînent des pertes aussi bien en termes de coûts financiers, qu’en termes d’expériences et de performances des entreprises et des administrations.

Aujourd’hui, il faut être cependant beaucoup plus nuancé quand on parle de « fuite de cerveaux » à travers le prisme de perte ou de gain. Pour faire face à l’avancée de la science et de la technologie, le Mali est obligé, comme les autres pays en voie de développement, d’envoyer ou de laisser partir ses étudiants et ses intellectuels étudier ou se former à l’étranger, en particulier dans les pays développés. Il est urgent de repenser la façon dont la fuite des compétences est analysée et perçue, autrement dit, d’abandonner le concept négatif de « fuite » pour parler de « circulation des cerveaux ». Car, jusqu’en 1990, cette expression de « fuite des cerveaux » évoquait l’idée d’une migration définitive et à sens unique de personnes hautement qualifiées, venant du monde en voie de développement vers les pays industrialisés. Or, de nos jours, ce type de migration n’est plus un déplacement définitif dans un seul sens, les effets positifs de la migration sur le progrès économique et social et culturel ont fini par faire comprendre que la circulation des compétences et de la main d’œuvre pouvait être un catalyseur du développement.

Les diplômés maliens en activité évoquent souvent la question du chômage au Mali comme un obstacle au retour. Leur inquiétude est légitime, d’autant plus que ces derniers prennent en charge toute une famille et des proches parents. L’éventualité d’un recrutement par l’État malien est faible, car la fonction publique au Mali n’embauche généralement pas sur la base d’une évaluation des besoins. Dans ces conditions, les jeunes diplômés restent en marge de la société car ils ne possèdent pas les moyens sociaux et financiers leur permettant d’intégrer la fonction publique ou de s’installer à leur propre compte. Il faut en outre rappeler que les jeunes constituent environ 60% de la population malienne (RGPH, 2009).

Les couples mixtes : un retour compliqué

Parmi les individus maliens de notre échantillon, les couples mixtes, c’est-à-dire des Maliens mariés à des Français d’origine, rencontrent également des problèmes. Leur retour soulève des questions notamment liées à l’intégration du partenaire étranger dans la nouvelle société. Le retour des couples mixtes maliens au Mali pose la problématique de l’insertion professionnelle du conjoint français, mais aussi celle de la scolarisation des enfants. Le retour du diplômé malien au Mali sera pour lui une réinsertion dans son pays d’origine, tandis que son partenaire devra s’insérer dans une société nouvelle. Le retour du couple mixte constitue un renversement de situation : celui qui était étranger revient chez lui tandis que celui qui était chez lui devient étranger à la nouvelle société d’accueil. Si ce renversement de situation relève davantage du plan juridique[9] (les procédures d’installation), il présente également quelques effets psychologiques qui résultent du contact avec la culture malienne et l’assimilation des normes sociétales. Ce retour pourrait être davantage compromis lorsque le couple possède des enfants scolarisés. Selon M. Sow, « c’est tout simplement une aventure si l’on doit retourner refaire une nouvelle vie au Mali. L’insertion de ma femme, les rapports qu’elle doit tisser avec sa belle-famille, tout cela est à apprendre. »

M. Sow est marié avec Véronique depuis six ans et le couple a deux enfants de 4 ans et 2 ans. Lors de notre entretien au domicile conjugal en présence de son épouse qui est assistante sociale, M. Sow explique que pour sa part la principale difficulté demeure le lien avec la grande famille, et surtout pour sa femme : « Au Mali, elle va devoir tout apprendre, la plaisanterie avec mes jeunes frères, le respect absolu envers mes parents et tous ceux de leur âge et elle va voir que mes grandes sœurs décident souvent à sa place. »

La question du retour va au-delà de la fuite des cerveaux tant évoquée. C’est une question complexe impliquant des dimensions sociopolitiques et économiques. À trop vouloir généraliser la situation des migrants qualifiés dont les trajectoires sont variées et les projets de vie très contrastés, on manque l’objectif d’une description pertinente du phénomène.

Conclusion

Aux termes de ce travail, nous disons qu’il existe une nouvelle figure de l’immigration malienne en France. Une catégorie de migrants qui ne retournent à cause de plusieurs facteurs, notamment le chômage, ainsi que l’environnement familial du Mali. Cependant, si nos enquêtes montrent qu’un nouveau profil migratoire des Maliens en France apparaît, celui-ci reste absent du discours politique sur les immigrés maliens. Cette situation nouvelle est le produit de la formation des futures élites maliennes après l’indépendance. En outre, l’internationalisation de l’enseignement supérieur a uniformisé les formations en provoquant une certaine mobilité estudiantine. Malgré cette réalité migratoire, les médias français présentent encore les émigrés maliens comme des ruraux analphabètes moins intégrés à la société française. Bien que présents en France, les émigrés maliens qualifiés ne jouissaient jusque-là d’aucune visibilité dans la société française. Les populations étrangères qualifiées en France sont rarement mentionnées dans les études sur les immigrés, tandis que les discours sur les problèmes sociaux liés à l’émigration se construisent sur les catégories défavorisées de l’immigration. Afin de comprendre ce phénomène, il est important de rappeler que l’histoire de l’immigration en France s’inscrit dans celle de la classe ouvrière, surtout durant les périodes de croissance. La genèse même de la catégorie d’immigré en France met en lumière, de façon récurrente, une immigration ouvrière destinée à pallier la pénurie de main d’œuvre nationale. À l’instar de toute émigration, celle des diplômés peut être considérée comme la quête d’une promotion sociale. Au-delà de tous les débats sur la mondialisation migratoire ou sur la fuite des cerveaux, l’émigration des diplômés maliens s’insère dans une stratégie personnelle de promotion sociale. Pour finir, rappelons néanmoins que dans certains cas, ce sont les familles d’origine qui incitent à rester en France tout en brandissant le spectre du chômage.

 

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Recebido: 29 de julho de 2018

Aceite: 14 de maio de 2019

 

 

Notes

[1]   C’est-à-dire qui n’ont pas de soutien financier de la part de l’État ou d’un organisme.

[2]   À ce sujet, voire Pessis, Topçu, & Bonneuil (2013).

[3]   En réalité la période fait 28 ans mais elle est appelée trente glorieuses.

[4]   Voir le site www.jeunesafrique.com où plusieurs numéros y sont consacrés.

[5]   Voir l’interview de Patric Weil dans Le Monde du 9 mai 2006 ; ainsi que l’ouvrage de Bertossi, Stefanini et Wihtol de Wenden (2008).

[6]   Direction nationale de l’enseignement supérieur, rapport de 2014.

[7]   A ce sujet, voir l’article de Ibrahima Amadou Dia (2005).

[8]   Autrement dit, les facteurs qui poussent à sortir et ceux qui attirent dans les pays d’accueil.

[9]   Autrement dit, qu’il s’agit tout simplement d’un renversement de situation où le conjoint français devient étranger au Mali, donc une question davantage d’abord juridique avec un changement de territoire. Mais ce renversement de situation est aussi psychologique avec le code culturel du Mali qu’il faut connaître dans ses rapports avec la belle-famille, etc.

 

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