Serviços Personalizados
Journal
Artigo
Indicadores
- Citado por SciELO
- Acessos
Links relacionados
- Similares em SciELO
Compartilhar
Ex aequo
versão impressa ISSN 0874-5560
Ex aequo n.19 Vila Franca de Xira 2009
Les cahiers du genre: des outils pour penser le genre des mutations contemporaines
Anne-Marie Devreux et Danièle Senotier 1
pour le Comité de Lecture des Cahiers du Genre
Résumé
Cette présentation des Cahiers du Genre, lune des rares revues françaises en sciences sociales qui se veut féministe, restitue le parcours institutionnel et scientifique dune revue qui dialogue avec les féminismes français et internationaux. Elle est ouverte à la pluridisciplinarité et sempare autant de questions conceptuelles que dobjets empiriques, revisités à la lumière des mutations contemporaines. Le travail est ainsi sans cesse réinterrogé à travers les problématiques de la mondialisation, du pouvoir dans lentreprise, du plafond de verre ou encore de la division du travail de care entre femmes du Nord et femmes du Sud. Les Cahiers du Genre, grâce à leurs choix éditoriaux, constituent un support pour la transmission des savoirs féministes. Les journées détude quils organisent permettent un dialogue entre pratiques scientifiques et pratiques politiques sur le terrain des politiques dégalité entre les sexes.
Mots-clés Féminismes, Recherche féministe, Sciences sociales, Comparaisons internationales, Travail.
Abstract
The Cahiers du Genre: tools for analysing the gender of contemporary mutations
This presentation of the Cahiers du Genre, one of the few French social science journals with feminist views, traces the institutional and scientific history of a journal in constant dialogue with both French and international feminisms. This journal treats a wide range of subjects, covering conceptual issues as well as more empirical topics, re-examined in reference to contemporary mutations. Work is thus constantly reviewed in the various contexts of globalization, positions of power in business, the glass ceiling, or even in the division of labour in care work between women from the north and those from the south. By its editorial choices, the Cahiers du Genre forms a means to transmit feminist knowledge. The study workshops organised by the journal are an ideal way to develop a dialogue between scientific practices and political action in the field of genderequality policies.
Keywords Feminism, Feminist Research, Social Sciences, International Comparisons, Work.
Resumo
Os Cahiers du Genre: ferramentas para uma análise de género das mutações contemporâneas
Esta apresentação dos Cahiers du Genre, uma das raras revistas francesas em Ciências Sociais que se afirma feminista, reconstitui o percurso institucional e científico de uma revista que dialoga com os feminismos franceses e estrangeiros. Mantendo-se aberta à pluridisciplinaridade, ela trata tanto de questões conceptuais como de abordagens empíricas, revisitadas à luz das mutações contemporâneas. O trabalho é, assim, continuamente reequacionado na perspectiva das problemáticas da mundialização, do poder empresarial, dos tectos de vidro ou, ainda, da divisão do trabalho do cuidar entre as mulheres do Norte e as mulheres do Sul. Em virtude das suas escolhas editoriais, os Cahiers du Genre constituem um meio de transmissão dos saberes feministas. As jornadas de estudo que organiza permitem um diálogo entre as práticas científicas e as práticas políticas no domínio das políticas da igualdade entre os sexos.
Palavras-chave Feminismo, investigação feminista, ciências sociais, comparações internacionais, trabalho.
Mettant laccent sur les débats théoriques relatifs aux problématiques du genre, les Cahiers du Genre veulent contribuer, par la diffusion de travaux de recherche de premier plan, à la production de nouveaux outils, concepts et analyses dans le champ des sciences sociales et humaines. Ils se distinguent dautres publications par le large spectre des questions abordées à partir du genre et par une approche résolument pluridisciplinaire et internationale. Les Cahiers du Genre sont une des deux seules revues de sciences sociales portant sur le genre soutenues par le CNRS2. La revue fait donc partie des rares publications diffusées en librairie qui, en France, portent sur la problématique du genre et des rapports sociaux de sexe.
Les numéros thématiques de la revue traitent non seulement du monde professionnel et de la sphère publique et politique, mais aussi des multiples facettes de la sphère privée. Paraissant deux fois par an, les Cahiers du Genre publient des dossiers thématiques sur des thèmes tels que le travail, le corps, légalité, la famille, le politique, les mouvements sociaux, les violences, le féminisme, lart, les politiques sociales et familiales, etc., en sappuyant sur des recherches de première main relevant autant de la sociologie que de lhistoire, lanthropologie, la psychologie et la science politique.
La dimension internationale a été, dès le début, un souci majeur de la revue, notamment par la place conférée aux articles dauteur·e·s étranger·e·s émanant de chercheuses et chercheurs reconnus par la communauté scientifique internationale. Autant de textes qui resteraient inconnus du lectorat français si nous nen assumions pas la traduction. La revue sefforce de saisir les similitudes et les différences des formes que prennent les rapports de genre, dune société à lautre, et dune époque à lautre.
Les Cahiers du Genre ont été créés en 1991 par léquipe de recherche du CNRS, GEDISST (Groupe détudes sur la division sociale et sexuelle du travail), sous le nom de Cahiers du GEDISST.
En 1999, la revue fait peau neuve en devenant Cahiers du Genre, dans un souci de mieux donner à voir la problématique au coeur de la revue. Celle-ci sautonomise progressivement de léquipe de recherche qui en avait pris linitiative et souvre sur lextérieur en élargissant son comité de lecture et en sappuyant sur un réseau de correspondant·e·s dans quinze pays.
Dès 1991, la revue reçoit le soutien financier de lactuel Service des droits des femmes et de légalité, auquel vient sajouter, depuis 2005, celui du Centre national du livre, tout en conservant celui du CNRS.
Chaque numéro comprend un dossier thématique, un ou deux articles horschamp, des notes de lectures critiques douvrages ou de numéros thématiques de revues et, publiées en alternance, des rubriques, telles que « Lecture dune oeuvre », « International », ou « Comptes rendus de thèses », cette dernière sattachant à rendre compte de quelques thèses de doctorat considérées comme particulièrement importantes dans le domaine du genre3.
La rubrique « Lecture dune oeuvre », qui fait place à des articles synthétisant de manière critique des oeuvres majeures du domaine, paraît une fois par an. À noter larticle dIrène Jami (in Dauphin, Sénac-Slawinski, 2008), « Judith Butler, théoricienne du genre », dont les travaux ont été tardivement traduits en France. Les prochains articles de la rubrique porteront sur loeuvre dIris Marion Young, lune des représentantes les plus importantes de la philosophie politique féministe américaine contemporaine, dont les travaux ne sont pas encore traduits en français (in Heinen, Hirata, Pfefferkorn, 2009); et sur celle de Colette Guillaumin (n.º 48/2010), sociologue française dont la pensée et les travaux sur les rapports de « race » et les rapports de sexe ont participé à la rupture épistémologique des années 1970 et qui inspirent aujourdhui encore les recherches critiques sur les dominations sociales.
La rubrique « International », quant à elle, publiera prochainement une « revue des revues » centrées sur le genre à travers le monde. Elle cherchera, notamment, à repérer les problématiques et terrains émergeant ces dernières années dans des aires géographiques différentes. Deux articles inaugureront la série (in Calderon, Fortino, Meynaud, 2009), lun portant sur le continent asiatique et lautre spécifiquement sur lInde.
La politique éditoriale de la revue est donc une politique douverture sur la communauté scientifique internationale, et de transversalisation des problématiques du genre aux différentes disciplines des sciences humaines et sociales et aux différents domaines de la pratique sociale. Elle est aussi un espace déchange entre les différentes générations de chercheurs et chercheuses présent·e·s actuellement dans le champ, par une politique de publication de jeunes chercheur·e·s, dune part, et grâce à lintégration dans ses instances de jeunes docteur·e·s, dautre part.
Outre leur publication semestrielle, les Cahiers du Genre organisent, depuis plusieurs années, des journées de débats à partir de thèmes abordés dans les numéros. Deux journées ont ainsi marqué lannée 2008:
Le colloque « Genre, féminisme et valeur de lart », qui sest tenu à lInstitut national dhistoire de lart à Paris, a réuni des spécialistes de lart, des sociologues et historiennes, ainsi que deux plasticiennes, lune colombienne, lautre française. Les débats ont permis, notamment, de sinterroger et de confronter les points de vue sur les notions de « valeur » et de « canon » artistiques en montrant comment la problématique du genre relativise ces catégories.
La journée sur le thème « Gender mainstreaming. De légalité des sexes à la diversité ? » a permis danalyser les politiques mises en oeuvre, depuis dix ans, par lUnion européenne vis-à-vis de légalité femmes-hommes et den mettre au jour les apports et les limites, au regard de linstauration des nouvelles politiques visant à intégrer la diversité.
Ces débats, dans la prolongation des numéros des Cahiers du Genre, offrent une occasion de confronter les travaux des chercheur·e·s quils soient théoriques ou portent sur des enquêtes de terrain, ainsi que leurs approches et leurs méthodes avec les réflexions et expériences dacteurs sociaux, syndicalistes, associations, institutions, mouvements sociaux, et notamment les mouvements féministes. Cest là, pour la revue, une manière dêtre de plain-pied avec laction concrète en faveur des femmes et dêtre en phase avec les préoccupations du mouvement féministe.
Un dialogue avec les féminismes
Les limites de lexercice demandé par Ex æquo ne permettent pas de rendre complètement justice aux auteur·e·s des articles parus dans notre revue car il nest pas possible de les citer toutes et tous, ni dindiquer en détail les références de leurs contributions. Nous espérons cependant que notre présentation donnera suffisamment envie à nos lectrices et lecteurs daller à la rencontre de ces auteur·e·s à travers les numéros que nous avons choisis de présenter et tous les autres.
Dun bout à lautre de la planète, « La distinction entre sexe et genre » 4 constitue lune des questions fondamentales de la pensée féministe. En 2003, les Cahiers du Genre ont fait le point sur les rapports entre biologie et culture et montré les étapes historiques de la dissociation entre sexe et genre, mettant laccent sur lévolution des rapports entre matérialité des corps et discours sur les corps sexués. Dune part, on voit que le terme genre peut être utilisé de manières très différentes: catégorie classificatoire atemporelle chez certaines auteures, catégorie historique pour dautres. Dautre part, la mise en perspective de textes venant de diverses régions du monde permet de souligner combien les réflexions sur le partage sexe/genre se sont surtout focalisées sur la culture occidentale, même dans le cas des cultures médicales ou scientifiques en général. Les études postcoloniales sont venues interpeller le monolithisme du féminisme occidental et de la «sororité universelle». On verra que la problématique des interférences entre rapports de sexe, de « race » et de classe traverse régulièrement les livraisons des Cahiers du Genre.
Le thème de la mondialisation nécessite lui aussi une confrontation internationale des approches. En effet, les mutations du travail et de lemploi des femmes que la mondialisation entraîne ne sont pas forcément regardées ni commentées de la même manière par les féministes du Nord et du Sud. Après un numéro paru en 1998 sur les paradoxes de ce processus de mondialisation (Hirata, Le Doaré, 1998) 5 et les controverses sur les modèles productifs en mutation, un nouveau numéro sur ce thème (Falquet, Hirata, Lautier, 2006) sest, cette fois, davantage intéressé aux évolutions des formes et contenus du travail des femmes dans ce contexte de mondialisation. Saisissons loccasion de ce numéro, et la publication darticles dorigine brésilienne ou portant partiellement sur le Brésil, pour souligner les rapports assez étroits quentretiennent les Cahiers du Genre avec les sciences sociales féministes de langue portugaise et, en conséquence, une ouverture, modeste mais réelle, sur le monde lusophone.
On note quau tournant du XXIe siècle, la mondialisation tend à prendre la place théorique des concepts de division internationale du travail ou de développement, en vigueur au cours des années 1980 et 1990. Laccent est mis sur les délocalisations de la production et les nouveaux rapports sociaux liés au travail quelles entraînent notamment du fait de la féminisation des migrations. Les privatisations et les réductions des services publics qui constituent le credo actuel du libéralisme économique occidental induisent un accroissement de la charge de travail des femmes, faute de services collectifs, tandis que le développement des technologies de linformation saccompagne dun essor du travail salarié chez les femmes du Sud. De nouvelles formes de division du travail entre les femmes, notamment du care, en découlent qui voient les unes séloigner toujours davantage de leur propre famille pour soccuper de la famille des autres: une bipolarisation des emplois féminins qui recouvre aussi des clivages de classe et une relégation des plus précarisées dans les métiers traditionnellement féminins, voire dans la prostitution. Dès lors, ne peut-on voir dans cette division du travail de care 6 le paradigme contemporain le plus significatif de la réorganisation mondiale du travail, et dans lusage que le libéralisme économique fait de la division sexuelle du travail loutil le plus adéquat pour permettre au capitalisme international de poursuivre dans la logique du « tout économique »? Cette confrontation généralisée, entretenue par des échanges dinformations et didées facilités par les nouvelles technologies de la communication, se lit aussi dans un dialogue, qui peut être plus rude, entre un féminisme « occidental » parfois ressenti comme dominateur voire dominant, et des féminismes du Sud qui soulignent limportance de faire entendre le singulier, dans une nécessaire prise en compte de la dynamique global/local, pour que le féminisme atteigne vraiment le statut de porte-parole de lensemble des femmes.
« Penser la pluralité » du féminisme, en suggérant daccorder celui-ci au pluriel (« Féminisme(s) »), a dailleurs fait lobjet de deux numéros complémentaires de la revue. Le premier (Fougeyrollas-Schwebel, Lépinard, Varikas, 2005) sest attaché à déconstruire lunicité du groupe des femmes, en montrant notamment comment sinterpénètrent les dominations sexiste et raciste et comment le féminisme occidental doit se confronter au passé colonial des pays dans lesquels il ancre son histoire. La revue a ainsi souhaité faire connaître, au moins partiellement, la production du black feminism américain, encore peu diffusée en France, en particulier en mettant en débat le concept d« intersectionnalité » développé par Kimberlé W. Crenshaw. Cette perspective fait écho aux discussions qui ont eu lieu, dans le féminisme français des années 1970-80, sur la lutte à mener prioritairement (lutte contre loppression des femmes ou lutte de classe?) et sur larticulation des rapports sociaux ou leur consubstantialité, pour reprendre le concept élaboré par la sociologue féministe Danièle Kergoat. Au moment de « laffaire du voile islamique », le mouvement féministe français a éprouvé durement quil nétait pas « un » mais pluriel. Navait-on pas assez pensé les divisions internes au groupe des femmes ou trop voulu arguer dune homogénéité qui cachait mal la prise en compte insuffisante des femmes issues de limmigration ou plutôt des immigrations, qui cachait mal aussi laveuglement à la survivance de rapports coloniaux jusque et y compris dans la division du travail entre femmes (cf. ce qui a été dit plus haut du care)?
Cest parce que les femmes sont « des animaux politiques comme tout le monde, participant de la division du monde, constitutive du politique » que le féminisme saccorde au pluriel car le féminisme, rappellent les coordinatrices de ces deux numéros, « nest pas une position donnée, qui correspond à une situation objective, mais un positionnement, la construction dun projet politique en vue dune transformation sociale ». Dès lors, lhomogénéisation du groupe « femmes » que le féminisme français, sans doute pas plus que dautres dailleurs, a souvent mis en avant, ne reflète-t-elle pas son échec relatif ou son retard à penser les divisions internes à ce groupe? Dautant que lanalyse de la domination masculine ne dispense pas de construire la question des subjectivités liées à cette domination ou aux résistances tant chez les femmes que chez les hommes. Si le féminisme nest pas une position donnée, son unicité tient au fait quil est une solidarité qui passe, cependant, par des voies diverses pour se réaliser.
Le numéro des Cahiers sur les recompositions et mutations des féminismes (Fougeyrollas-Schwebel, Varikas, 2006) vient précisément souligner, de façon complémentaire, les ambivalences et les contradictions des positions théoriques et des pratiques militantes. Mises en perspective historique, ces positions et pratiques donnent à voir limportance des différents enjeux et leur évolution dans les mouvements français, mais aussi états-unien, canadien, allemand. Tous ces mouvements ont connu une interpellation du fait de lirruption, au cours des dernières années, de la religion dans le politique. Tous ont connu des débats internes en termes de générations ou de « vagues » de féministes: comment se dessinent les enjeux dans ces vagues successives ou dans ce « féminisme qui vient après » ? Comment, notamment, lautonomie des mouvements sociaux se définit-elle à travers cette évolution et ny a-t-il pas, parfois, une instrumentalisation des positions ou des revendications des jeunes générations, par exemple des jeunes filles revendiquant le port du voile islamique ? On retrouve ici un problème de redéfinition de luniversalité, déjà mis en évidence dans les débats sur la mondialisation et les divisions du groupe des femmes explorées par les « subalternes », les femmes de la « marge » regardant de leur place le « centre » du féminisme. La place des hommes dans le mouvement féministe est aussi interrogée et lon découvre que dans les organisations mixtes, la question féministe est souvent plus une question morale quune question politique à part entière, un soutien, à la limite compassionnel, aux femmes plutôt quun enjeu de transformation politique de la société. Si le mouvement français a largement contribué au renouvellement des problématiques de recherche et de la critique des disciplines constituées, il a aussi fini par influencer les politiques gouvernementales, voire la définition des institutions de lÉtat.
Les différents aspects de cette influence sont évalués dans un numéro sur le gender mainstreaming (Dauphin, Sénac-Slawinski, 2008) tel quil est prôné par lUnion européenne. Ce que lon peut traduire par lapproche intégrée de légalité vise à ce que lobjectif dégalité entre les sexes imprègne tous les niveaux politiques grâce à une approche transversale qui doit non pas remplacer mais compléter, dans une stratégie double, les mesures spécifiques prises en faveur des femmes. En faisant ce bilan, les Cahiers du Genre ont voulu être un outil pour laction pour les actrices et acteurs en charge de la définition des politiques ou de leur évaluation tout en conservant leur fonction dinstrument de connaissance et danalyse critique. Le gender mainstreaming est-il un concept, une stratégie ou une méthode ? sinterrogent les coordinatrices du numéro. Faisant le lien entre théorie et pratique, il peut être qualifié de concept-méthode, nécessitant un outillage technique mais, aussi, permettant une nouvelle approche de légalité des sexes. Il oblige à revenir sur les rapports théoriques et pratiques, politiques, entre égalité des chances et égalité des sexes. Dans quelle mesure ce concept-méthode pourrait-il être étendu à la compréhension de tous les types de discriminations?
Néanmoins, le bilan qui en est fait, dun article à lautre, conduit à considérer les mesures spécifiques dédiées au rattrapage des inégalités ou discriminations subies par les femmes comme des préalables nécessaires. Utilisé et valorisé par des acteurs institutionnels, au niveau national ou européen, il apparaît en effet porteur dune « idéologie molle » lorsquil est isolé de ces mesures: il tend à suggérer que légalité des sexes est possible en pratique sans porter atteinte aux structures masculines ni à la situation favorisée des hommes. Plus encore, on observe quil autorise peu à peu la dilution de lobjectif dégalité hommes-femmes dans un principe dégalité des chances pour tous qui peut amener à un retard dans lagenda des mesures de lutte contre les discriminations de sexe. La France sarkozienne illustre parfaitement un tel phénomène: le thème de la « diversité » sy développe au rythme de la disparition de la question (et des institutions) relative( s) au progrès social en faveur des femmes. On en prendra pour exemple la menace qui pèse actuellement du fait de la réduction annoncée des subventions étatiques sur la survie de près dun tiers des centres de planning familial, ressources indispensables pour laccès des femmes, des jeunes filles notamment, à linformation contraceptive et sexuelle. Les directives européennes et autres « feuilles de route » apparaissent aujourdhui bien moins volontaristes et contraignantes, ce qui facilite le désengagement des États membres vis-à-vis des luttes contre les discriminations sexuelles, notamment dans lemploi où les femmes restent les premières victimes du chômage et du recul des prestations sociales. Sur cette thématique également, la ligne éditoriale de la revue, qui revendique la comparaison internationale comme outil danalyse privilégié, montre toute sa pertinence. Ainsi, la confrontation du cas suédois avec le cas français souligne limportance de maintenir une double approche (mesures spécifiques et approche intégrée) mais pointe les limites du gender mainstreaming qui, au final, vise davantage les processus détablissement des politiques publiques que la transformation des réalités économiques et sociales, cest-à-dire des inégalités elles-mêmes.
Régulièrement, les Cahiers du Genre souvrent aussi à des thématiques moins « classiques » de la pensée féministe en sciences sociales. Dans le numéro 43 « Genre, féminisme et valeur de lart » (Sofio, Yavuz, Molinier, 2007), la mise en perspective des recherches françaises et anglo-américaines sur le genre et les arts plastiques montre que lidée de valeur, transversale à toutes les disciplines concernées par la thématique de lart (de lhistoire de lart à lanthropologie, en passant par lesthétique et la sociologie) est centrale pour interroger, dun point de vue féministe, lévolution de la production artistique et les pratiques denseignement dans ce domaine. Lhistoire de lart est à déconstruire et reconstruire du point de vue du genre et, dans cette réflexion, le « canon » apparaît comme la mesure dun système de valeurs tout entier fondé sur lautorité artistique masculine.
Analyser les mutations dans le travail
Cependant, tenant compte des débats en cours au sein de la recherche et/ou du féminisme français, la revue se focalise parfois sur des questions plus « nationales ». Ce fut le cas dun numéro traitant des processus de féminisation ou masculinisation de certaines professions qui a souligné les phénomènes d« Inversion du genre » sur le marché du travail français (Guichard-Claudic, Kergoat, 2007). Grâce à différentes enquêtes, on observe que normes professionnelles et politiques sectorielles de lemploi se combinent pour contraindre ou modifier le travail des corps au travail, leur apparence tout comme leur fonctionnalité dans la division sexuelle du travail. Un numéro comme celui sur « Les résistances masculines au changement » (Devreux, 2004) a fait, quant à lui, le point sur les recherches sur les hommes, qui, loin dêtre toutes situées sous langle des « mens studies » et de létude des masculinités, commencent à regarder les pratiques des hommes du point de vue de leur place de dominants. Quant aux articles regroupés dans un numéro sur « Les intermittents du foyer » (Bertaux-Wiame, Tripier, 2006), ils illustrent les « arrangements des sexes », notamment les négociations conjugales, consécutifs aux contraintes de la mobilité spatiale dans la France contemporaine.
Fidèles à leurs origines ancrées dans une équipe de recherche sur la division sexuelle du travail, mais sans cesse dynamisés par leur confrontation avec les évolutions contemporaines, les Cahiers du Genre ont récemment livrés ou vont publier plusieurs dossiers thématiques autour des mutations du travail.
Ainsi, dans un prochain numéro intitulé: « État / Travail / Famille: « conciliation » ou conflit ? » (Heinen, Hirata, Pfefferkorn, 2009), seront questionnées les politiques publiques au regard de larticulation vie professionnelle/vie familiale, articulation souvent présentée en termes de « conciliation », notion supposée universelle et qui est centrale pour les institutions publiques françaises et européennes, alors quelle ne sadresse quaux femmes. Laccent sera plutôt mis sur la contradiction, la tension ou le conflit. Lobjectif est triple: examiner, dans une optique historique, le rôle de lÉtat et des pouvoirs publics quant à la configuration des rapports sociaux de sexe, dans la sphère du travail comme au sein de la famille; analyser les diverses formes des modes de garde de la petite enfance et leurs effets contrastés pour les adultes concernés les femmes, au premier chef selon les services et les dispositifs mis en place; donner à voir divers modèles de répartition des tâches dans les activités de care en fonction des transformations économiques à léchelle mondiale, de la polarisation Est-Ouest et Nord-Sud, et même Sud-Sud, ainsi que de limportance et des caractéristiques des flux migratoires. Les contextes sociétaux examinés sont variés. Ils ont trait principalement à lEurope, dans une perspective comparative (Allemagne/Suisse; Espagne/Grande-Bretagne; Hongrie/Pologne), mais aussi à dautres continents (Nordeste et Sudeste du Brésil; Chine/Viêt-Nam).
Dans la prolongation de ce numéro, une journée détudes sera consacrée à « Genre, politiques sociales, citoyenneté », à Paris en septembre 2009. Les débats donneront lieu, en 2010, à la publication dun numéro hors série. La journée détudes réunira des intervenantes venant de neuf pays européens. Lobjectif sera dapporter un éclairage nouveau sur les politiques sociales mises en oeuvre dans les différents pays européens en ce début de XXIe siècle, pour réinterroger, à la lumière des changements intervenus ces dernières années, les notions de citoyenneté sociale et politique des femmes.
Cette journée sera, en outre, loccasion de rendre hommage à Jacqueline Heinen, qui a largement contribué à la visibilité des comparaisons européennes (de lOuest et de lEst) sur les politiques sociales et familiales. Elle a, par ailleurs, dirigé pendant dix années (1997-2007) les Cahiers du Genre et par son efficacité, elle a su insuffler une dynamique collective qui a permis à la revue de se développer tout en étant reconnue comme un espace de réel débat au sein du féminisme français.
Deux autres numéros sont en projet, pour lesquels, une fois nest pas coutume, nous avons fait un appel à contributions.
Le premier, sur « La mixité au service de la performance économique » (Calderon, Fortino, Meynaud, 2009), se propose dinterroger la notion de mixité en montrant quà lorigine, elle était appréhendée par le mouvement et la théorie féministes comme un puissant levier de légalité entre les sexes, susceptible de faire reculer la domination masculine. Ce numéro sattachera à démontrer cependant que cette réflexion sociétale tend désormais à être dépassée par les sciences de la gestion qui, depuis plusieurs années, se sont emparées du dossier « égalité professionnelle ». La mixité est dès lors appréhendée comme un moteur de la performance économique et un vecteur puissant pour améliorer limage de marque des entreprises.
Le deuxième numéro en préparation porte sur « Les tréfonds du plafond de verre » (Tripier, Lantoine, Mispelblom, 2010) et part du constat que les travaux sur les chemins et les obstacles qui mènent, selon le genre, à une situation de prise de décision en situation tendue, laissent souvent de côté une discussion sur la pertinence de certains arguments masculins en faveur de la restriction de laccès des femmes à des positions stratégiques ou tactiques, parce que les hommes auraient un style de management directif et hiérarchique, tandis que les femmes auraient un type de commandement plus participatif et coopératif. Pour sortir de cette controverse stérile, ce numéro des Cahiers du Genre sefforcera de donner à voir les corrélations et les concomitances entre lappartenance à un sexe et la prise de décision en situation tendue.
Si la recherche française en sciences sociales est soutenue par une assez grande variété de publications scientifiques, on doit souligner que les Cahiers du Genre comptent peu de revues homologues puisque, au total, il nexiste pas plus de quatre ou cinq périodiques scientifiques sur le genre en France. Ces revues ont joué et continent pourtant de jouer un rôle indispensable dans le dévoilement des inégalités de sexe en France et ailleurs et, surtout, elles donnent à voir les processus qui permettent la reproduction de ces discriminations, en dépit dune idéologie qui tente de faire croire que le changement social dans ce domaine est advenu et que les combats féministes sont derrière nous.
Ces revues, dont la nôtre, ont aussi une autre portée: elles sont un des outils privilégiés par lesquels est assurée la transmission des savoirs acquis dans la recherche en sciences sociales féministes. Nous espérons que, pour ce qui est des Cahiers du Genre en tout cas, ce type de publication restitue le formidable apport (et le plaisir ) que constituent le travail collectif, la confrontation et la réflexion en commun sur des orientations qui ont autant à voir avec le scientifique quavec le politique.
Références des numéros des Cahiers du Genre cités
Bertaux-Wiame Isabelle, Tripier Pierre (eds) (2006), « Les intermittents du foyer. Couples et mobilité professionnelle », Cahiers du Genre, n.º 41. [ Links ]
Calderon José, Fortino Sabine, Meynaud Hélène-Yvonne (eds) (2009), « La mixité au service de la performance économique », Cahiers du Genre, n.º 47/2009 (à paraître en novembre).
Dauphin Sandrine, Sénac-Slawinski Réjane (eds) (2008), « Gender mainstreaming. De légalité des sexes à la diversité ? » Cahiers du Genre, n.º 44.
Devreux Anne-Marie (ed) (2004), « Les résistances des hommes au changement », Cahiers du Genre, n.º 36.
Falquet Jules, Hirata Helena, Lautier Bruno (eds) (2006), « Travail et mondialisation. Confrontations Nord/Sud », Cahiers du Genre, n.º 40.
Fougeyrollas-Schwebel Dominique, Lépinard Éléonore, Varikas Eleni (eds) (2005), « Féminisme( s). Penser la pluralité », Cahiers du Genre, n.º 39.
Fougeyrollas-Schwebel Dominique, Varikas Eleni (eds) (2006), « Féminisme(s). Recompositions et mutations », Cahiers du Genre, n.º hors série.
Guichard-Claudic Yvonne, Kergoat Danièle (eds) (2007), « Inversion du genre. Corps au travail et travail des corps », Cahiers du Genre, n.º 42.
Heinen Jacqueline, Hirata Helena, Pfefferkorn Roland (eds) (2009), « État / Travail / Famille: conciliation ou conflit ? », Cahiers du Genre, n.º 46 (à paraître en mai).
Hirata Helena, Le Doaré Hélène (eds) (1998), « Les paradoxes de la mondialisation », Cahiers du Genre, n.º 21.
Löwy Ilana, Rouch Hélène (eds) (2003), « La distinction entre sexe et genre. Une histoire entre biologie et culture », Cahiers du Genre, n.º 34.
Sofio Séverine, Yavuz Perin Emel, Molinier Pascale (eds) (2007), « Genre, féminisme et valeur de lart », Cahiers du Genre, n.º 43.
Tripier Pierre, Lantoine Laurence, Mispelblom Frederick (eds), « Les tréfonds du plafond de verre », Cahiers du Genre (à paraître en 2010).
Notes
1 Respectivement directrice et secrétaire de rédaction des Cahiers du Genre.
2 Centre national de la recherche scientifique français.
3 On trouvera sur le site Internet de la revue notamment les introductions des numéros (depuis le n.° 33) ainsi que les résumés des articles en français, anglais ; et en espagnol depuis le n.° 44: http://cahiers_du_genre.pouchet.cnrs.fr/
4 Le numéro 34 (2003) a été coordonné par lhistorienne des sciences Ilana Löwy et la biologiste Hélène Rouch, qui vient de nous quitter, nous privant, outre de sa disponibilité et de sa générosité militantes, de sa capacité, primordiale pour tout le féminisme français, à décortiquer les constructions savantes des biologistes.
5 Il sagit du n° 21 des Cahiers du GEDISST
6 Sur ce sujet, voir aussi Heinen, Hirata, Pfefferkorn 2009.
Artigo recebido em 20 de Março de 2009 e aceite para publicação em 15 de Abril de 2009.