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Sociologia, Problemas e Práticas

versión impresa ISSN 0873-6529

Sociologia, Problemas e Práticas  n.50 Oeiras ene. 2006

 

O humanitário como terreno de pesquisa

Michel Agier, entrevistado por Susana Durão

 

Michel Agier, antropólogo urbano francês, é directeur d’études na École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS, Paris) e directeur de recherches no Institut de Recherche pour le Développement (IRD, Paris). Dirige actualmente o Centre d’Études Africaines (EHESS-CNRS). Esta entrevista foi realizada na Maison des Sciences de l’Homme, em Paris, no dia 14 Março de 2005.

Susana Durão: J’aimerais commencer par parler de votre histoire personnelle avec l’anthropologie. Quel a été l’univers intellectuel dans lequel vous avez fait vos études? Vous avez été élève d’anthropologues comme Georges Balandier…

Michel Agier: Mes deux enseignants les plus proches ont sans aucun doute été Marc Augé et Gérard Althabe. Georges Balandier aussi, mais moins proche. En licence j’ai eu deux enseignants qui m’ont influencé dans la découverte de l’anthropologie. Le premier était un ethnographe très révolutionnaire. Il avait fait des recherches dans les années soixante sur l’anti-psychiatrie. Il avait fait des études ethnographiques dans les hôpitaux psychiatriques, etc. Il était très politisé, un trotskiste engagé. Il y avait autour de lui une ambiance très sympathique, bien que polémique. Le second était Gilbert Durand, qui est un peu une figure de l’anthropologie du symbolique. Il a été important pour ma formation, et il m’a beaucoup soutenu. Avec Durand, j’ai eu une très bonne relation. Pas tellement personnelle, comme j’ai pu l’avoir après avec Augé ou Althabe. Ma relation avec Durand était académique, bien qu’assez forte. Ça a été important pour moi qu’il m’encourage à poursuivre. J’avais commencé avec lui à faire des enquêtes, des réflexions, des textes sur l’imaginaire, sur l’anthropologie de l’imaginaire, sur les fonctions symboliques, l’imaginaire social dans la vie quotidienne. Durand était lié à Balandier, parce que l’univers intellectuel est aussi un univers social. De façon que ma formation anthropologique a été beaucoup moins dans la tradition de l’ethnographie africaniste et beaucoup plus dans une espèce d’anthropologie symbolique, anthropologie de l’imaginaire, où la littérature joue un rôle très important.

Ensuite il y a eu aussi, sur le plan personnel, des ruptures et des changements. Je suis venu à Paris, j’ai voulu faire des choses hors de France, j’ai voulu mener des recherches en Afrique. Pour l’ambiance, c’était aussi la toute fin des années soixante-dix. C’est-à-dire, une période où l’on commençait à revoir les certitudes antérieures et notamment ces affaires de tiers-mondisme. C’était un peu ça l’idée que j’avais autour du tiers-mondisme ou de la critique du tiers-mondisme. Je me disais: il faut aller voir de plus près comment ça marche. Comme tous les étudiants de ce moment-là, j’étais très influencé par Louis Althusser, le néo-marxisme, Jacques Rancière, Étienne Balibar, enfin, tous ces philosophes de l’époque. J’ai commencé par avoir une formation en philosophie et après j’ai bifurqué vers la sociologie et l’ethnologie. Après, mon inscription, disons intellectuelle, dans l’anthropologie s’est faite par cette filiation-là. C’est-à-dire, effectivement Balandier en général et, plus directement, Augé et Althabe, avec qui j’ai entretenu des relations plus régulières et personnelles. Et puis ma formation s’est poursuivie avec des collègues qui étaient à l’époque de jeunes chercheurs, comme Jean Copans. Il y avait également Claude Meillassoux. Quand j’ai commencé à envisager de faire de la recherche en Afrique, j’ai lu entre autres le Femmes, Greniers et Capitaux de Meillassoux, qui était le summum de ce qu’on pouvait faire à l’époque. Et puis il y avait Emmanuel Terray, auteur du livre Le Marxisme Devant les Sociétés Primitives. Terray, maintenant, renie ce texte. Mais tout ça faisait alors partie de l’ambiance et des débats. Je me souviens d’un numéro de la revue, aujourd’hui disparue, Dialectique qui était sur l’anthropologie du contemporain. Il y avait Althabe, Augé, Maurice Godelier, Meillassoux, Terray, enfin toute la bande… et c’était très critique vis-à-vis de l’anthropologie en général. J’ai donc grandi dans ce cadre-là, c’est-à-dire, déjà dans le post. On ne va pas dire le post-structuralisme mais, enfin, je n’ai pas été vraiment formé par Lévi-Strauss, ni par l’ethnographie française de Marcel Griaule, de cette tradition-là. J’ai commencé dans la critique de cela, c’est-à-dire, avec une partie d’anthropologie de l’imaginaire de Durand et d’anthropologie politique, d’anthropologie symbolique, d’anthropologie urbaine de Augé, Althabe et Balandier.

Quelques-uns de votre “bande” ont, je pense, une particularité qui n’est pas, disons, très “française”, qui est de suivre les traditions anglo-saxonnes, comme celles de l’école de Manchester — notament avec la notion de situation — et de l’école de Chicago, qui a “ inventé” l’anthropologie urbaine.

Oui, encore que c’est un peu polémique cette question. Par exemple, pour Terray ou Augé, ce n’est pas si important que ça. Pour Althabe ou pour Balandier, oui, c’est important. Donc, vous voyez, il y a des nuances. Mais si vous regardez (j’ai retravaillé là-dessus récemment) la manière dont Balandier introduit le concept de “situation coloniale”, c’est intéressant. C’est exactement dans les années cinquante où commence à se former une espèce de critique de toute pensée structurale, dans tous les domaines. Et la notion de situation émerge partout à ce moment-là, aussi bien dans l’anthropologie britannique que dans l’anthropologie française. Mais aussi dans la philosophie, avec les réflexions de Jean-Paul Sartre, par exemple, autour de la valorisation de l’existence et du sujet par opposition à l’objet et à la structure. Ou bien dans la politique et l’urbanisme, c’est le moment où apparaissent les situationnistes.

Les situationnistes ont donné lieu à des courants politiques qui sont très différents. Mais l’idée était de créer des évènements, de créer des choses éphémères contre toute perception structurale et définitive de la réalité urbaine ou de la réalité sociale. Toutes les idées autour de l’événement urbain, des installations urbaines, des détournements des normes, qui sont dans l’esprit de la philosophie et de la politique situationnistes, sont nées à ce moment-là, dans les années cinquante. Et il y a eu l’approche situationnelle dans l’anthropologie.

Pour revenir à ce que vous dites, Balandier a construit sa notion de situation coloniale autant, je crois, par référence à Sartre, qu’en regardant dans les débats de l’anthropologie britannique. Sachant que, pour lui, le point de départ c’était la critique de l’ethnologie “griaulienne” comme on disait (à la Griaule), c’est-à-dire de l’ethnologie qui ne tient pas compte des contextes, qui regarde les ethnies, les cultures, en soit, dans l’absolu. Et une critique, mais plus difficile, vis-à-vis du structuralisme et de la construction structurale.

Balandier s’est donc intéressé aux débats qui existaient dans l’anthropologie britannique. Dans ce chapitre de “Sociologie actuelle de l’Afrique Noire”, quand il construit la notion de situation coloniale, il se réfère à un débat entre Max Gluckman et Bronislaw Malinowski, sur la notion de culture et sur la dynamique culturelle. Il y a un texte où Gluckman critique Malinowski quand celui-ci parle des contacts de cultures comme si c’étaient des réalités abstraites et absolues, hors contexte. Gluckman dit qu’il faut examiner les situations dans lesquelles de la culture existe, qu’elle soit ancienne ou nouvelle, mais il faut partir des situations. Balandier reprend ça, en essayant de préciser comment on aborde et comment on construit la situation du point de vue de l’analyse de l’anthropologue. Il introduit des choses qui sont présentes encore aujourd’hui: la dimension historique — quelle histoire, quel processus particulier ont construit telle situation — et puis la question des différents acteurs qui sont dans la situation, les conflits. S’intéresser aux conflits et non pas aux consensus.

Après je pense qu’il y a eu un creux, enfin, un temps mort. Parce que cette anthropologie française est notamment composée de gens qui sont issus de ce que Balandier a créé autant sur le plan institutionnel qu’intellectuel. Tous ces gens-là sont beaucoup partis du côté de l’anthropologie marxiste, l’anthropologie économique, etc. C’était une autre manière de durcir encore et de revenir à des points de vue plus structuraux. Althabe l’a critiqué. Il y a un entretien très intéressant d’Althabe dans la revue Urbanisme où il critique ce durcissement de l’anthropologie dans la phase de l’anthropologie marxiste et où lui-même revient à des choses qui sont plus proches de l’anthropologie britannique.

Mais c’est vrai qu’à ce moment-là, je crois que ce type d’anthropologie ne s’est pas intéressée à la dimension épistémologique de l’anthropologie britannique, notamment à ce que pouvait vouloir dire le fait de travailler sur des situations et non pas sur des structures. La discussion a connu un temps mort assez long. Althabe l’a ranimée par ses réflexions quand il a commencé à travailler en France. J’étais alors étudiant avec Althabe et il organisait des discussions avec les étudiants sur les situations d’enquête dans des contextes très contemporains, très actuels, modernes: les entreprises, les HLM, les supermarchés, tout un tas de choses sur lesquelles maintenant on travaille assez facilement. Mais à ce moment-là c’était nouveau et ça demandait une réflexion épistémologique et méthodologique intéressante. Aujourd’hui on reprend un peu la discussion sur la notion de situation. Ça fait un moment que j’ai ce projet de traduire un ensemble de textes de l’école de Manchester. On devrait y arriver avec Jean Copans. C’est quelque chose qui avance, puisque lui a une connaissance de l’anthropologie britannique assez personnelle et assez longue. On est en train d’essayer de mettre ça au point.

Et d’un autre côté l’école de Chicago aussi, non?

Oui. Mais c’est plus lié à la part proprement urbaine. Là c’est une autre partie. En France, ce sont des gens qui sont plus liés à Isaac Joseph. C’est plus la micro sociologie, à laquelle je me suis intéressé aussi, évidemment, parce que la frontière est très poreuse, comme on dit. C’est vrai que dans ce qu’on appelle la première école de Chicago, c’est-à-dire, celle de la fin des années quinze, des années vingt et trente, autour de Robert Park, de Louis Wirth, de Redfield, et d’autres, il existe toute une série de monographies, d’études urbaines, les premières à être systématiques: les études de gangs, les études de ghettos, les études de quartiers séparés. Dans les années trente et quarante, il y a encore eu une microsociologie américaine qui est en fait une espèce d’anthropologie urbaine.

Mais si vous voulez, ce qui est important c’est le rôle de passeur qu’a joué Ulf Hannertz en disant: voilà, ceci forme l’anthropologie urbaine, ça c’est un des fondements de l’anthropologie urbaine, bien que les sociologues s’y intéressent aussi. À ce moment-là, qui est sociologue, qui est anthropologue, ce n’est pas très important. Mais c’est vrai que pour constituer le background de l’anthropologie urbaine, cette référence est déterminante.

Par contre, je suis beaucoup plus critique sur la période postérieure, celle des années cinquante, qu’on appelle la deuxième école de Chicago, où vous avez des gens comme Erwin Goffman, par exemple. Dans les années cinquante, il y a eu cette forte domination de l’approche structurale et, d’une manière un peu contestataire, tout ce qui se faisait autour de l’idée de situation en philosophie, en art et urbanisme, en politique et dans le domaine de l’anthropologie. Mais il y a eu aussi l’approche situationnelle de Goffman, les situations d’interaction, qui à mon avis était aussi une manière de répondre à cette domination de l’approche hyper-structuraliste, sans sujet… Le problème c’est que pour moi l’approche goffmannienne est assez séduisante comme ça, pour créer des petits concepts de description dont on peut avoir besoin un peu ici et là, mais elle ne dit rien de l’analyse ou de l’interprétation qu’on peut faire, parce que c’est toujours l’auteur qui crée sa métaphore théâtrale et même éthologique. C’est-à-dire: les individus se comportent pratiquement comme des animaux, ils n’ont pas de pensée, ils n’ont pas de culture, etc. Ça a tiré vers ça. Même Isaac Joseph a commencé à tirer vers ce côté-là, puis d’autres bien plus que lui. Il y a des gens qui ont beaucoup tiré vers ce côté de l’éthologie sociale, comme on dit, qui est une anti-ethnologie pour le coup, complètement. Et donc là il y a un revirement, enfin une posture de l’approche goffmanniènne — ce qu’on appelle, en gros, la deuxième école de Chicago — qui me semble beaucoup moins intéressante. Si ce n’est effectivement les petites choses de Goffman sur tel rite d’interaction, la micro-observation des subtilités, du détail, etc.

Et Howard Becker, où est-ce que vous le placez?

Oui, Becker est actuel, c’est plutôt la troisième école de Chicago. Il y a là une réflexion que je n’ai pas autant suivie. Becker, Anselm Strauss reprennent cette approche à partir d’une réflexion plus épistémologique sur l’observation et reviennent à des objets sociologiques proprement dits. Ça m’a moins concerné et moins intéressé directement, mais je pense que le prolongement est peut-être plus intéressant.

Bon, et est-ce que vous pouvez me raconter un peu l’histoire de votre objet d’étude, que je crois, d’une façon très schématique, être les inventions des villes et les reconstructions identitaires en milieux sociaux précaires et ultra-précaires… Est-ce qu’on pourrait refaire votre parcours?

J’ai commencé sur des terrains africains d’abord. J’ai fait un travail sur un quartier ethnique, le quartier Haoussa. Les habitants étaient des commerçants et des migrants, des gens qui circulaient énormément. Ce qui importe n’est pas tellement l’idée en soi des identités, mais plutôt l’idée de la dynamique des identités ou des constructions de soi, comme on dit, une dynamique liée à des situations précaires, au sens où on est en déplacement, donc des migrants, des commerçants, des réfugiés, des déplacés, etc. Depuis le début, je suis avec ce type de personnages qui ne sont jamais stables ou qui sont précaires, au sens de la précarité économique ou sociale.

Puis des gens qui sont dans des situations d’une autre marginalité, c’est la marginalité plus sociale, économique… ce que j’ai étudié au Brésil et, en partie, en Colombie. S’il faut chercher la trame, il me semble qu’elle répond à une préoccupation, qui est aussi un engagement personnel, politique même, sur des situations qui ne correspondent pas à la structure sociale. Un peu dans la même idée, dont je parlais tout à l’heure, à propos du débat épistémologique entre structure et situation. Effectivement, je me suis trouvé dès le début avec des personnes et des groupes, éventuellement des individus ou des collectifs, qui sont toujours dans une situa- tion de déplacement (commerce, migrants, réfugiés, déplacés) ou d’une certaine marginalité sociale venant d’une précarité économique, et donc toujours avec des gens qu’on ne saisit pas très bien dans une approche structurale. D’où toutes les questions autour de la méthode de l’approche situationnelle et puis les questions autour de l’engagement aussi: pourquoi finalement s’intéresser à ces gens-là et pourquoi pas à d’autres? À quoi sert l’anthropologie?

C’est ça la trame. Est-ce que c’est la question de l’identité qui est importante? Cette question est importante parce que, souvent, on considère que les anthropologues s’intéressent aux identités. Moi je dirais plutôt que — c’est le point de la réflexion où j’en suis maintenant — ce qui est important c’est de s’intéresser à la manière dont les gens répondent aux identités qu’on leur assigne. Ce qui m’intéresse, c’est le fait qu’ils répondent. C’est un peu la résurgence du sujet, c’est-à-dire, le sujet au sens élémentaire de la linguistique, de la prise de parole, le sujet qui répond à une assignation identitaire, à une exploitation économique, à une mise à l’écart politique, qui répond à quelque chose qui fait partie de l’ordre social, de la structure et du système. La manière dont les personnes recréent une subjectivation contre la manière dont on les assigne à ceci ou à cela. Là on peut reprendre mes différents terrains. On retrouve à peu près ça.

Et l’influence de penseurs comme Hannah Arendt, c’est fondamental?

Oui. De la philosophie politique en général. Je crois que, pour moi, c’est important. Dans les années soixante, soixante-dix, l’anthropologie s’est beaucoup portée sur l’économie: l’anthropologie économique ne m’a pas réellement concerné, encore qu’effectivement la lecture de Meillassoux a été importante. Mais personnellement je n’ai jamais été attiré par la lecture des économistes ou d’une socio-économie par exemple. Mais, par contre, la lecture des philosophes est permanente. Elle nourrit en permanence ma réflexion anthropologique. Et donc, effectivement, Hannah Arendt, tout comme Jacques Rancière, Michel Foucault, m’intéressent beaucoup depuis longtemps… Je me sens plus proche de Rancière, qui s’intéresse davantage aux questions des espaces de subjectivation, alors que Foucault ou Agamben vont beaucoup plus encore du côté de la structure, de l’ordre et du pouvoir. Quand on cherche plutôt les réponses, les initiatives et les sujets, je crois qu’un auteur comme Rancière est plus utile. Il travaille beaucoup sur l’idée du dissensus, contre le consensus. Ce sont des choses qui me parlent beaucoup plus que les systèmes foucaldiens, par exemple, qui sont très intéressants, mais qui nous laissent tout à faire. On se dit: bon, maintenant essayons de comprendre comment ça marche. Si on fait de l’ethnographie pour comprendre comment ça marche, dans ce cas, les concepts intéressants qu’on peut prendre chez les philosophes c’est plutôt ceux qui sont autour de la subjectivation, des communautés de parole, de la prise de parole, des espaces de subjectivation, du dissensus, etc. Et je suis très sensible au fait qu’un philosophe comme Rancière explique que — c’est moi qui le redit à ma manière — “le sujet existe contre l’identité”. Le sujet émerge contre les identités qu’on assigne, que la société ou le système assigne, et donc ça tourne autour de petites choses comme ça, de la prise de parole, de la prise d’initiative, etc.

Et ça mène au centre des pouvoirs, pas seulement avec les plus précarisés. Même au centre des pouvoirs, on peut s’engager avec cette approche.

Oui. Je pense qu’effectivement ça doit pouvoir se faire. Alors c’est vrai que j’ai tendance à prendre les gens qui sont victimisés dans ce système et voir comment ils se sortent de cette victimisation. Mais je crois qu’on peut tenter de généraliser.

Le phénomène urbain est toujours présent dans vos textes, comme dans le cas des city-camps. C’est vraiment une préoccupation constante pour construire la théorie anthropologique pour vous?

Le phénomène urbain est présent d’abord parce que j’y ai fait tous mes terrains. Je suis un anthropologue urbain au sens où d’abord, tout simplement, mes terrains ont toujours été urbains, même au début sans m’identifier à la sous-catégorie anthropologie urbaine dans l’anthropologie, comme s’il y avait une spécialisation. Je crois qu’il n’y a qu’une anthropologie, elle peut être la même partout. C’est vrai qu’il y a des choses qu’on apprend dans l’enquête urbaine qu’on n’apprend peut-être pas ailleurs, et notamment cette idée de ce qui fait la ville. Qu’est-ce qui fait qu’on est dans un espace qu’on peut appeler la ville? Ce n’est pas tellement un espace, c’est plus un espace de rencontre, ce que j’appelle la ville relationnelle. Il y a ce phénomène particulier qui est d’avoir une agglomération importante de personnes, c’est plus la densité qui est importante que le nombre. Que ce soit hétérogène, qu’il y ait de la diversité, qu’il y ait de la complexité, que ce soit même compliqué au sens où l’on ne comprend rien, c’est confus… On ne voit pas la ville quand on est dans une ville. On regarde et on ne voit rien. C’est un problème que j’ai parfois avec les géographes qui disent: on va faire des coupes de circulation dans une ville et on va voir des choses. Non, on ne voit rien. Enfin, je veux dire, on ne voit rien au sens où l’on a rien. Il n’y a pas grand chose à comprendre quand on regarde simplement comme ça.

Il faut forcément oublier un peu toute cette armature matérielle pour rentrer dans les relations et essayer de comprendre comment les gens composent leur monde, un ensemble de petits mondes, à la différence des villages “traditionnels” (entre tous les guillemets). En Afrique, vous avez des villages, des maisons qui correspondent à des lignages. Il y a une correspondance entre le social et le spatial très nette. Vous avez aussi des limites de villages qui sont différentes des autres. Avec des différences linguistiques qui correspondent à du social, du spatial et du culturel. Tout cela est bien visible. C’est un peu caricatural mais, en comparaison, quand vous arrivez dans le contexte urbain, tout est compliqué et confus, et on peut se demander: qu’est-ce qui fait qu’il y a un sens et donc une identification avec cet endroit-là? Qu’est-ce qui fait que les gens disent “on est de la même ville”, on est du même quartier, on est ensemble, on forme un même monde?

Pour moi, c’est ça qui donne sa place au phénomène urbain, et non pas le plan technique. Melvin Webber, dans un texte traduit en français par Françoise Choay, explique, à la suite de nombreux sociologues et économistes, que la ville a été formée pour réduire les coûts de l’interaction, c’est-à-dire, mettre les gens ensemble. Si on veut que les gens travaillent, on les regroupe à côté d’un lieu de travail. La ville est un regroupement, ça a une fonctionnalité. Le premier point c’est cette fonctionnalité. Et puis les gens se mettant ensemble, ils recréent forcément quelque chose. Ils recréent une espèce de communauté, une espèce de sociabilité, une espèce de culture, qui ne sont pas celles des villages ou des traditions ethniques. Donc il y a de la densité, de l’hétérogénéité, de la complication, de l’invention… Le propre même de la ville est d’être ce métissage, c’est-à-dire, si on enlève toute connotation biologique, le propre de la ville est de créer des échanges qui produisent quelque chose qu’on n’a jamais vu ailleurs.

Ce n’est pas juxtaposer des cultures, même si des gens croient qu’ils reproduisent. Les migrants, par exemple, arrivent quelque part et considèrent qu’ils reproduisent la culture de leur Auvergne d’origine ou de leur Maghreb d’origine. En fait, petit à petit, ils sont dans des situations d’interaction qui font qu’ils parlent leur langue différemment. Ils influencent la langue locale avec leur propre apport. Ils s’habillent différemment, ils pensent différemment. Ils ont un imaginaire différent, bien qu’ils croient qu’ils reproduisent. Et c’est ça qui est propre peut-être à ce qui fait la ville. C’est ce qui, au bout du compte, émerge de cet assemblage bizarre, hétérogène, qui ne se reproduit jamais exactement ailleurs. C’est précisément une invention culturelle inédite, ce qui fait qu’aucune ville ne ressemble à aucune autre, et que chacun peut s’identifier à certaines villes qu’il ne va pas retrouver ailleurs. On est effectivement dans une invention qui n’est pas à partir de rien, évidemment. Elle se fait à partir de cette complication, de ces échanges, de ces mélanges.

Et dans ce cas, vous différenciez l’anthropologie de la ville de l’anthropologie dans la ville. Et ça nous fait penser à des questions de méthode. L’ethnographie dans la ville pour faire l’anthropologie de la ville. Quels sont les bénéfices de l’ethnographie?

Exactement, là on est dans ce que je vous disais à l’instant. On est précisément dans l’anthropologie de la ville. Mais cette anthropologie de la ville, on ne peut la faire que si on dispose d’assez d’informations qui ne peuvent venir que de l’ethnographie. Vraiment, pour moi c’est clair, il n’y a pas d’anthropologie sans ethnographie. Le problème, c’est que l’échelle est différente. Alors la question est: comment passe-t-on d’une échelle à l’autre? Je crois qu’il y a toutes ces méthodes qui font le lien entre l’observation et le contexte qui nous y aident. Effectivement, on ne peut pas observer toute la ville, ce n’est pas possible. En même temps, qu’est-ce que c’est que “toute la ville”? On peut toujours critiquer cette définition de la ville, moi je n’en sais rien ce que c’est que la ville. Est-ce qu’il faut prendre les limites administratives? Dans ce cas, vous entrez dans le discours administratif. Si vous prenez les limites des cartes, vous rentrez dans le discours des cartographes. Tout le monde à un discours… Là, pour le coup, il faut être foucaldien. On est toujours dans un certain “ordre du discours”, donc le problème est de construire ou de déconstruire les ordres du discours sur la ville. Et en l’occurrence, pourquoi l’ethnologue n’aurait-il pas son propre ordre du discours sur la ville, aussi réaliste ou pas moins réaliste que celui de l’administrateur, de l’urbaniste ou du géographe?

À partir de là, la question est beaucoup plus de l’ordre de: qu’est-ce qui fait la ville au sens de la culture de la ville? Observer des situations dans leur contexte, comprendre ce qui fait que, à un moment donné, on se trouve dans des espaces ou dans des types d’observation qui nous permettent de voir fonctionner la ville.

Je pense au travail de Michelle de la Pradèle sur les marchés, par exemple. Le marché, effectivement, c’est quelque chose où on voit bien la diversité, la pluralité des situations, les entreprises, la vie dans l’entreprise avec sa diversité, les éventuels conflits, mais aussi toute l’observation des mobilités dans la ville. Évidemment, on peut observer la rue. Il n’y a pas forcément des objets empiriques qui sont plus parlants que d’autres, je crois que tous sont parlants. Mais il faut à chaque fois s’interroger sur ce qui se passe de plus dans ces évènements-là, dans ces situations ou dans ces espaces. Qu’est-ce qui se passe de plus qui ne se passe pas ailleurs, dans d’autres contextes, dans un village? Qu’est-ce qu’il y a de particulier qui est produit là dans ce que j’observe? Et c’est à ce niveau que l’analyse contextuelle, situationnelle, peut faire entrer justement ces éléments d’innovation sociale, de complexité sociale, de complexité culturelle, qui font que l’on est dans une production urbaine, dans une logique urbaine.

C’est un peu l’approche au-delà des monographies…

C’est cela, oui. Tout en passant par l’ethnographie. Il faut tenir les deux. Le problème de la monographie, c’est le problème de la monologie, c’est-à-dire, le discours fermé sur la monographie et donc sur un espace, une culture. Effectivement, pendant longtemps, les ethnologues ont reproduit en ville l’image qu’ils avaient de ce que devait être l’ethnologie en village, le village dans la ville, le quartier ethnique, la parenté dans la ville, etc. Effectivement, ce sont des objets par lesquels l’anthropologie s’est reproduite elle-même. C’était beaucoup plus la défense de l’anthropologie dans la ville que la compréhension de la ville par l’anthropologie. Il faut défendre l’anthropologie, donc on fait des monographies ethniques, on fait des monographies de quartier, on fait des études de communautés, on fait des études de parenté. Comme si c’était ça qui devait garantir la permanence de l’ethnologie et de l’anthropologie. Hors, ce ne sont pas des objets empiriques qui seraient propres à l’anthropologie.

Retournons à deux de vos ouvrages. Dans le livre L’Invention de la Ville, vous montrez que dans un monde où les tendances à la violence et à l’exclusion ne cessent pas, la créativité des sujets est toujours possible, aussi bien que le respect et l’inventivité des vies et des villes. Mais, au contraire, dans Aux Bords du Monde et Between War and City, vous êtes plus pessimiste. Il y a une espèce d’équilibre dans votre critique.

C’est-à-dire que dans L’Invention de la Ville, ma conclusion n’est pas uniquement optimiste. Disons qu’il y a deux voies de réflexion. En fait, L’Invention de la Ville était une synthèse de plusieurs enquêtes faites dans différents contextes urbains, pour finalement essayer de s’interroger sur différents points: est-ce qu’il y a une culture de la ville? Est-ce qu’il y a un mode de vie de la ville? Qu’est-ce qui fait exister l’identification à la ville? Ça débouchait sur deux questions. Une était très pessimiste: comment le monde va vers de plus en plus de ségrégation, d’enfermement, et comment les logiques d’enfermement se développent, se peaufinent…

Même une espèce d’objectification des sujets parfois.

Oui, oui. Et c’est quelque chose qui est très inquiétant, comment faire? Que faire face à ça? Et donc, je disais à ce moment là: c’est un terrain pour les ethnologues, il faut y aller, il faut essayer de comprendre ce qui se passe et, notamment, comment les gens réussissent à vivre dans ces contextes. Pour moi c’est toujours la même question: comment on réussit à vivre dans tel ou tel contexte? Et donc là c’était: comment réussissent-ils à vivre dans ce cadre-là? C’est ce qui a donné effectivement ce travail sur les réfugiés.

Et puis, il y a l’autre versant. On est effectivement dans un monde de plus en plus ségrégé, avec de plus en plus d’individualisme, négatif et positif. Comme dit Robert Castel, il y a le “bon” individualisme, nous on l’aime bien notre individualisme, et puis il y a l’individualisme négatif, qui est celui de l’abandon, du dénuement, du désœuvrement. Dans un monde comme ça, comment fait-on pour vivre heureux? Et donc, là effectivement il y a cette réflexion qui est plus sur les usages du rituel, de la fête, de la distance au monde social dans le rituel et de la distance de l’individu par rapport aux rituels, pour ne jamais être pris dans des logiques identitaires, des logiques d’assignation. C’est une réflexion plus générale. Mais les deux versants sont importants à mes yeux. À un moment donné, ils peuvent peut-être se rejoindre.

Et vous êtes plus pessimiste ou optimiste après tout ça?

Aujourd’hui, je suis très pessimiste, en voyant tout le perfectionnement des méthodes et des politiques d’enfermement et de mise à l’écart des gens. En Europe, toutes les affaires autour des frontières européennes, de la formation des camps, des rétentions des étrangers, cette obsession sécuritaire qui se développe… Quelle que soit la motivation d’une obsession sécuritaire, ce n’est pas bon. Ce n’est pas bon d’empêcher l’échange, d’empêcher le contact. Le propre de la logique humaine, c’est d’être dans l’échange et dans la communication. Si on enlève l’échange et la communication, on n’est plus exactement dans de l’humain. On est dans quelque chose d’autre, et ça je trouve que c’est très dangereux. Quelles que soient les questions politiques ou économiques, on sait très bien aussi que tous les discours actuels sur les invasions barbares de tous les migrants sont faux. Il y a moins de migrants maintenant qu’il y a vingt ans.

On n’est pas du tout envahi, ce n’est pas vrai. Ce sont vraiment des constructions politiques. Mais le résultat qui est profond, qui est durable, c’est qu’on crée de plus en plus de murs, de frontières, de barrières, d’enfermement. Le poids des logiques et des systèmes d’enfermement me paraît être une chose très préoccupante. En ce moment, j’aurais plutôt tendance à être pessimiste mais, bon, il faut toujours chercher. C’est une nécessité permanente d’aller chercher, si vous voulez. C’est un peu le sens du travail que je fais à propos des espaces et des camps de réfugiés. Des fois on me dit: quand même, les réfugiés ne sont pas toujours en train de manifester. Je dis: non, bien sûr, ils ne sont pas toujours en train de manifester, mais j’essaye d’aller voir des choses qui existent pour voir comment, même dans les logiques d’enfermement, de mise à distance, de victimisation, de biopouvoir, comme on dit à la façon de Foucault, même dans ces situations-là, les gens réussissent à reprendre la parole, à reprendre de l’initiative. Même si, effectivement, ce n’est pas du tout majoritaire. Mais je ne dis pas que c’est majoritaire, je dis que ce sont des choses qui arrivent.

Et vous n’avez aucun intérêt pour les villes et les phénomènes urbains en Europe? Vous avez déjà pensé à faire des terrains dans le vieux monde?

Je n’ai pas d’a priori intellectuel, évidemment. Au contraire. Mon idée est qu’on est dans un monde très unifié, donc je crois que l’anthropologie, l’ethnologie, l’enquête ethnographique peut se faire absolument sur tous les terrains sans aucune frontière, sans aucune réserve. Mais bon, il faut reconstruire une recherche à chaque fois et je me dis que j’aurais besoin autant en France, qu’en Afrique ou en Amérique Latine de me reformer…Vous savez, quand on commence un nouveau terrain, on dit qu’il faut apprendre la langue… Là c’est presque pareil, enfin, ce n’est pas apprendre la langue mais c’est apprendre tout ce qui serait très spécifique d’abord, pour arriver ensuite à savoir ce qui est commun. Il faut toujours passer par ce qui est très spécifique. Alors, effectivement on n’étudierait peut-être pas la langue. Encore que, dans les banlieues, on n’est pas sûr de tout comprendre ce qui se dit, avec le parler des banlieusards. Ce serait pour moi un nouveau terrain, et ce serait énorme. Comme j’ai déjà fait ce passage de l’Afrique à l’Amérique Latine, qui était un très gros investissement en fait, là ce serait un autre investissement sur l’Europe.

Je n’ai pas d’a priori intellectuel, non. Pour moi il y a le goût des voyages. Il y a le goût de l’exploration… Même si on dit, je l’ai dit aussi, que l’on peut voyager sans aller très loin. Mais c’est vrai que pour moi le goût des voyages est toujours associé à un départ, à une rupture, on part quelque part, on laisse quelque chose, c’est pour ça que je suis contre les portables et le mail dans les voyages, encore que maintenant ça s’impose…Quand on part à l’étranger, il faut vraiment partir à l’étranger. Sinon, si on ne peut pas se couper complètement, ça ne vaut pas le coup. Il faut faire cette rupture à un moment donné, pour revenir après… C’est important, dans la démarche, de s’extraire de soi pour aller se rendre disponible pour une découverte ailleurs. Donc, aller loin, c’est important pour moi. Ce n’est pas théorique, disons que c’est plus personnel. Le fait d’aller loin, ça vous aide à faire cette rupture forte qui vous met dans l’état de disponibilité pour découvrir les autres et se mettre à comprendre de l’intérieur.

Et même comme directeur de recherches vous continuez à faire ce type de travail de terrain ethnographique?

J’essaye, j’essaye… Là je suis sur un projet depuis deux ans, qui porte sur les espaces humanitaires du conflit de la Mano River: Guinée, Sierra Léone, Libéria, Côte d’Ivoire… tout cet espace-là. J’ai commencé en 2003, j’y suis retourné en 2004, et je dois y retourner en juillet 2005 pour essayer de changer d’échelle. Ce n’est pas seulement le terrain des camps. On peut faire une ethnographie ou une monographie qui ne soit pas enfermée. On peut faire l’étude localisée d’un camp, d’un espace… Alors ça c’est déjà important. Ça n’existait pas, ça a été important pour l’ethnographie et pour comprendre le monde des réfugiés. C’était important de le faire dans un premier moment.

Les gens circulent. Les réfugiés, les déplacés, ils ont été déplacés, justement. Ils ont fait tout un itinéraire de déplacement, et souvent, les gens sont passés d’un point à un autre, d’un camp de réfugiés à un autre camp de réfugiés. Ils ont été déplacés, après ils ont été clandestins et ils ont été réfugiés. J’essaye de reconstituer ce parcours. On peut le reconstituer par les trajectoires des gens, on raconte les trajectoires, mais ce sont aussi des espaces. Il y a un réseau de lieux. Le réseau de lieux, lié au conflit de la Mano River, ce sont des camps, des quartiers de réfugiés à Conakry, des quartiers de réfugiés à Freetown, des quartiers de réfugiés à Monrovia, des camps de déplacés autour de Monrovia, des camps de déplacés dans le centre du Libéria, tout un groupe de dix camps de réfugiés qui sont au centre de la Sierra Léone, et en Guinée forestière où il y a beaucoup de camps de réfugiés… Les gens qui sont originaires de cette zone de conflit ont circulé. C’est ça que j’essaye de reconstituer. L’espace de référence n’est pas un seul camp, c’est un réseau de lieux, un ensemble. C’est un espace où les gens ont vécu, en gros, pendant les quinze années du conflit de la Mano River.

Mon hypothèse est que c’est un puissant espace de changement culturel et social. Les gens, au bout de ces quinze années, ne sont plus du tout les mêmes que ce qu’ils étaient avant, et même s’ils retournent finalement (ce qui n’est pas toujours le cas) dans leur lieu d’origine, comme on dit, ils ne retournent pas vraiment. On ne retourne pas en arrière. Ils deviennent des personnes autres, ils ont une autre vie, ils ont appris d’autres choses. Ils ont appris à parler anglais avec les grosses organisations humanitaires, ils ont appris à traiter avec l’argent d’une autre manière. Ils ont appris à négocier, à parler avec des gens qu’ils n’auraient jamais rencontrés s’ils étaient restés sur place. Ils ont appris à vivre dans la guerre, aussi, à se cacher, à être des esclaves, des soldats… Enfin, tout cela crée une espèce de culture qui est associée à un espace bien plus grand qu’un seul camp de réfugiés. Ça c’est le terrain que je fais en ce moment.

Je voudrais retourner à Conakry. À Conakry, il y a des quartiers de réfugiés qui ne sont pas des camps. Ce sont des gens qui sont plus ou moins clandestins et c’est encore une autre configuration. C’est-à-dire, des gens qui ne veulent pas se déclarer au HCR (Haut Commissariat aux Réfugiés) parce qu’ils ne veulent pas qu’on les envoie dans les camps. Ils veulent rester clandestins pour pouvoir travailler à Conakry, trouver un peu d’argent, travailler d’une manière ou d’une autre, et surtout ne pas être envoyés dans les camps, parce que dans les camps, ils ne peuvent plus rien faire. Ils ont l’aide alimentaire, entre autres, mais ils sont obligés de rester là. Et donc voilà, là il y a un élément qui est important, qui est à Conakry, qui est à Monrovia aussi, des gens qui ne veulent pas se faire enregistrer et qui ne veulent pas être mis dans les camps. Et parfois, en Guinée forestière, dans les camps du HCR, j’ai rencontré des gens qui avaient été enregistrés par le HCR et forcés d’aller dans les camps. On leur disait qu’ils seraient sinon des illégaux et des clandestins. Et ils n’étaient pas contents, c’était précisément une logique d’enfermement.

Dans cette logique d’enfermements, les institutions ont des difficultés avec l’hétérogénéité des situations et des personnes. Et elles ne comprennent peut-être pas très bien ce qui se passe. J’essaie de voir l’autre côté aussi…

C’est-à-dire le côté des politiques, des organisateurs, des organisations… Oui, elles sont toujours face à un problème de contrôle, de réussir à contrôler le système. Il y a en permanence une obsession du contrôle. Les gens n’entrent pas dans le moule de l’acceptation parfaite de ce qui est installé. Il y a des gens qui échappent à ça. Il y a des doubles inscriptions, donc des faux réfugiés ou des réfugiés qui ont des cartes et qui revendent les cartes… Pour moi ça fait partie de la vie. Du point de vue des organisations, c’est scandaleux, c’est une perte de contrôle sur les gens. Et le problème c’est toujours la perte de contrôle sur les gens. Et quand vous dites “mais ce sont des questions de policiers…”, on vous répond “non, c’est humanitaire, on veut sauver les gens, mais pas des faux”. Et s’ils veulent qu’on les aide, il faut qu’ils viennent ici parce que s’ils sont là-bas, et bien, on ne peut plus les contrôler. Donc, la logique du contrôle est complètement inhérente au fonctionnement du système humanitaire, qui est à la fois une gestion de vulnérables et d’indésirables. On dit: ils sont vulnérables, les pauvres, ce sont des victimes, ils ont besoin de nous. Donc on les prend, mais on les contrôle aussi. Les gens sont vus comme pouvant être éventuellement dangereux, pouvant créer des problèmes. Ils peuvent être des clandestins dont on ne sait pas quoi faire. On les garde, on les contrôle. Je conclus que dans les camps on est face à une population que le discours humanitaire traite à la fois comme victime et comme une population dangereuse ou en tout cas, indésirable.

Et vous avez des réactions à vos études? Dans notre monde contemporain, les personnes nous lisent. Vous avez déjà des réponses?

Sur ces études sur les réfugiés j’ai une très bonne expérience avec l’ONG Médecins sans Frontières (MSF). Eux étaient a priori intéressés. Ce qui n’était pas le cas pour d’autres. Avec le HCR il y a eu des réactions négatives, mais d’autres personnes reconnaissent que ce que je dis dans Aux Bords du Monde est exact. Ils connaissent des articles et des rapports. J’ai fait des rapports pour MSF. Là ils sont “naturellement” plus ouverts, c’est une organisation que je dirais humanitaire critique, c’est-à-dire qu’ils sont dans l’action humanitaire tout en étant en permanence très critiques. Ils sont en permanence dans la réflexion et dans la critique de l’humanitaire. Donc ils sont très intéressés par toutes ces réflexions, à tel point que j’ai participé à la dernière publication de MSF, Populations en Danger. C’est un ouvrage qu’ils refont tous les trois-quatre ans. J’ai fait un travail sur les camps et notamment sur le pouvoir d’exception qui existe au sein des camps dans les organisations humanitaires. Alors on l’a fait ensemble, avec une juriste de Médecins sans Frontières, Françoise Bouchet-Saulnier, pour essayer de voir à la fois le point de vue ethnographique, anthropologique et le point de vue juridique. Quels sont les droits des réfugiés? Ce n’était pas facile, mais on a essayé de joindre le point de vue général de la description et de la critique des situations des camps et des pouvoirs d’exception, avec une réflexion sur les outils juridiques qui existent pour contester les abus de pouvoir, par exemple les abus sexuels, les abus de toutes sortes qui existent dans les camps.

Je suis au conseil d’administration de MSF. C’est un engagement très important pour moi, toujours dans la mesure où on me garantit, et même on me demande, un point de vue critique sur Médecins sans Frontières. À MSF, les gens sont toujours beaucoup dans l’autocritique. Je me reconnais tout à fait dans ça, et jusqu’à présent je n’ai pas de problème. Le jour où je ne m’entendrai plus, je dirai: voilà, on ne s’entend plus. Mais là ce n’est pas le cas… Médecins sans Frontières a créé un centre de recherches sur la géopolitique, l’humanitaire, les conflits, les guerres, etc. Ce centre est très demandeur de travaux universitaires, de travaux de chercheurs. Ils accueillent des doctorants qui font des recherches sur ces sujets ou sur l’intervention humanitaire en général. Pour moi c’est très bien tout ça, tant qu’on est d’accord, allons-y! C’est ça aussi l’engagement.

C’est très bien aussi d’avoir une liaison effective entre la recherche et la pratique.

Parce que je ne vois pas pourquoi je me cantonnerais en disant: non, je suis chercheur, je ne dois pas agir… Est-ce qu’il y a une posture de Médecins sans Frontières avec laquelle je ne suis pas d’accord? Non. En plus, comme les autres administrateurs, je participe à l’élaboration des positions et, de mon point de vue, c’est toujours très critique. Alors c’est vrai que, du point de vue de l’activité de Médecins sans Frontières, ce sont des recherches avec une visée opérationnelle. Je n’en fais pas mon objet personnel de recherche, mais ce n’est pas contradictoire avec ce que je fais.

Plus récemment vous avez écrit un petit livre de réflexion méthodologique. Quels sont vos conseils aux jeunes chercheurs en anthropologie?

Pour dire vraiment l’essentiel, il y a deux choses: la question de l’altérité et la question du terrain. La question de l’altérité ce serait de n’avoir aucun préjugé. Quelle est cette histoire de l’altérité? C’est quelque chose de très fort. Reconnaître les différences sans jamais les construire en altérités incompréhensibles ou absolues. Je suis convaincu que le travail de l’ethnologue consiste toujours à déconstruire l’altérité, et non pas à la valoriser, tout en reconnaissant les différences. Mais à partir du moment où on va chez les autres et où on fait le travail de l’ethnologue, on déconstruit l’altérité, c’est-à-dire qu’on la comprend et on la rapproche en même temps. Cette compréhension-là est une compréhension de l’intérieur, de la familiarité, de l’empathie, etc. Tout ça, c’est le propre de l’apport de l’ethnologue à cette affaire des différences et de l’altérité. Les différences existent. Mais par notre pratique de compréhension, d’empathie, d’observation participante, on déconstruit l’altérité et on rapproche les gens.

La deuxième chose c’est ce qui fait le point fort de l’ethnologie et de l’ethnologue: l’exercice du terrain comme une expérience personnelle. Parce que si ce n’est pas cette expérience personnelle, on est dans les discours des uns et des autres, comme tout le monde, on a rien de plus à dire, enfin, on a la même chose au même niveau que les autres. Alors que ce que l’ethnologue — et là j’emploie le terme ethnologue, pas l’ethnologie au sens de l’ethnologie classique, mais l’ethnologue au sens où il fonde sa connaissance sur le terrain — ce qu’il a à dire c’est son expérience personnelle du terrain. Et ça prend du temps! Ça ne peut que prendre du temps, ça ne peut pas être en cinq minutes, ça ne peut que prendre du temps pour s’en incorporer. Après, le résultat c’est que le discours de l’ethnologue est unique, parce qu’il se réfère toujours à un monde de connaissance qui est un monde de l’expérience. C’est ça son apport. C’est la familiarité qu’il a eu avec des gens, des personnes dont il a saisi, un petit peu, la logique des comportements. Qu’on dise après que c’est une logique ethnique, une logique sociale, une logique ceci, une logique cela, c’est une autre question. L’important est d’avoir fait le terrain comme un exercice personnel, d’avoir des relations avec les autres et de recueillir de la connaissance à partir de ces relations. Ça c’est l’expérience unique de l’ethnologue, très riche, et donc, en cela, très utile.

Il faut aller aux autres…

Il faut y aller pour de bon. Il faut vraiment y aller. Je mets ça dans le livre: où que ce soit, que ce soit en Amazonie, en Afrique ou dans une banlieue européenne, il faut y aller, il faut faire l’effort de sortir de soi et de son propre monde pour aller vers quelque chose qui est un peu inconnu au début et qu’après on découvre et on comprend.

Quand vous avez fait un cours à Lisbonne dans le Programme Doctoral d’Anthropologie Urbaine (ISCTE) l’année dernier, je vous ai entendu dire que pour faire de l’anthropologie on doit plutôt plonger les mains et la tête dans le journal de terrain, dans les notes… En relation à cette dimension de la technique de l’ethnographie dans les villes, vous avez sûrement découvert des choses. Vous avez des “trucs” à vous?

Enfin, si j’avais un truc en particulier, au sens de la méthodologie… J’ai eu pendant assez longtemps des discussions avec des collègues sur les récits de vie, les histoires de vie. Pourquoi? Je pense que c’est parce qu’on travaille sur des terrains urbains. On peut évidemment être ethnologue sur tous les terrains et notamment sur des terrains urbains très modernes, contemporains. Mais c’est vrai que ça pose des problèmes méthodologiques et, comme je disais tout à l’heure, d’abord on circule et on ne voit rien… Ça pose quelques problèmes méthodologiques, notamment du fait qu’on a toujours des relations avec des individus et pas nécessairement avec des groupes. Il y a cette réflexion sur le fait que les groupes ne sont pas visibles ou pas forcément existants.

La société est individualisée. La tendance est très forte à faire toujours des histoires de vie, des récits personnels, individuels, et de reconstruire à partir de ça des choses. Et souvent, les étudiants en particulier, terminent par des choses qui sont beaucoup dans le discours et dans la représentation, et en ayant du mal à savoir ce que l’on observe exactement. Moi j’étais arrivé petit à petit à dire que nous, ethnologues, ne somme parfois pas loin de l’enquêteur de police. Le bon enquêteur, pas le mauvais, un peut comme l’inspecteur Colombo, qui a toujours des énigmes à résoudre. Et alors le matériau ce n’est pas que des paroles, des histoires de vie, c’est produire des dossiers. Il faut faire des dossiers sur les gens, tout en ayant une enquête individualisée, parce que l’enquête est individuelle. On ne va pas nier que l’enquête urbaine est individuelle, on a affaire à des individus, mais à partir de l’individu on compose des dossiers, même matériellement, des dossiers. Et au départ on part d’un individu et puis, petit à petit, ça grossit parce qu’on découvre sa famille, donc on rajoute des choses dans le dossier sur la cousine, la grand-mère, etc. Comme ça on compose le dossier de la personne et ce dossier en général nous parle de sa socialisation, de ses groupes secondaires, des associations dans lesquelles il vit, de son monde du travail, de son monde local, de son monde familial, etc. Avec ça on a en gros quelque chose qui exprime toute la dimension sociale de l’individu. On s’aperçoit qu’il a une vie en réseau et c’est cette vie en réseau qui peut tenir dans un dossier. Composer des dossiers avec tout ce qu’on peut savoir sur la personne: l’histoire de vie, mais bien d’autres choses, tous les gens qu’il y a autour, avec des réseaux, des réseaux en étoiles…

Et il y a une autre technique dont je parle dans le petit livre de la sagesse, qui est l’appréhension d’une ville dans son ensemble, c’est l’affaire des régions morales, qui pour moi est importante. C’est vrai que quand on découvre soi-même une ville, on la découvre par l’intermédiaire des enquêtes qu’on fait, et puis par l’intermédiaire de tout ce qu’on vit soi-même et de ce qu’on lit, de ce qu’on fréquente comme espaces. Et donc j’avais fait à Salvador da Bahia une espèce de carte avec des inscriptions sur tout ce qui me permettait de donner un sens aux espaces de la ville. Mais c’était très hétérogène, c’était un peu tout ce qui me semblait marquant: l’état de propreté ou de saleté des rues, la richesse apparente ou la pauvreté des maisons, les principales églises, où elles se situent, ou bien les principaux temples de Candomblé, etc. Petit à petit, j’avais une image de la ville avec des repères. Et j’étais arrivé à l’idée que l’on forme, comme ça, une représentation de la ville totale. On a quand même une représentation de la ville dans son ensemble: on a dit assez que la carte de Paris pour les gens c’est la carte du métro. C’est une image, mais on a aussi des pôles. À Paris, il y a des hauts lieux, comme on dit, et puis il y a les profondeurs. Donc voilà, faire cet exercice pour soi-même, en supposant que tout le monde construit un peu son hologramme de la ville, c’est-à-dire, une totalité décomposée, avec ses différents éléments.

Et vous pensez que, dans les choix des terrains, il y a des raisons subjectives? Par exemple, dans votre parcours, il y a eu des raisons subjectives ?

Sûrement oui. Bien sûr, je pense qu’il y a des raisons subjectives. Alors, soyons concrets. Mon premier terrain de thèse, ce n’était pas du tout une raison subjective, parce que ce n’était pas ça qui était prévu, c’était vraiment une opportunité. Je devais partir en Côte d’Ivoire, et puis ça ne s’est pas fait. Après on m’a dit que j’aurais une autorisation de recherche pour aller au Togo. Je n’ai eu que cinq ou six mois pour préparer mon terrain. Le quartier des étrangers Haoussa de Lomé avait été rasé, expulsé en dehors de la ville, donc c’était déjà une affaire de déplacement… On m’a dit: il y a ce sujet là qui est intéressant si tu veux faire des études d’anthropologie urbaine. Donc je me suis mis sur cette affaire.

Mais je pense qu’effectivement, il y a eu une dimension subjective en général. Celle dont je parlais au début, c’est-à-dire, s’intéresser aux marginalités, qu’elles soient des marginalités circulantes, de personnes qui se déplacent, ou des marginalités sociales, de personnes qui ne sont pas exactement insérées dans le monde social. C’est peut-être une subjectivité politique en général, un itinéraire personnel. Moi-même je n’ai jamais eu de lieu très fixe et donc je m’interroge toujours sur comment font les gens pour s’identifier à un endroit particulier. Je n’ai pas du tout cette chose-là dans ma vie, qui consiste à dire: cet endroit c’est chez moi, par exemple. Moi c’est un petit peu partout. J’ai toujours circulé partout, dans les pays, dans les villes. Ce que signifie qu’avoir un lieu propre est toujours un mystère pour moi. Un lieu unique auquel on s’identifie. C’est quelque chose qui n’est pas évident.

Et quand vous allez au Brésil, c’était un choix, une opportunité?

C’est assez amusant, mais il y a eu une opportunité. J’étais chercheur à l’ Institut de Recherche pour le Développement (Paris), et à ce moment-là, au milieu des années quatre-vingt, il y a eu une grande ouverture de l’IRD pour lancer des programmes en Amérique Latine. J’étais alors au Togo, pour faire cette deuxième enquête sur l’ethnographie des espaces de travail. Mais je me suis passionné pour la lecture de Pierre Verger sur le culte des Orishas. Le titre est magnifique, Notes sur le Culte des Orishas entre la Côte des Esclaves en Afrique et la Baie de Tous les Saints au Brésil. C’est une ethnologie très classique où il y avait un répertoire des différents Orishas, des différentes divinités, Yoruba et Afro-brésiliennes; Yoruba, au Nigeria, au Bénin, et Afro-Brésiliennes à Bahia. Pierre Verger les mettait en relation les unes avec les autres. C’était très culturaliste: le modèle, la transformation… Mais j’ai trouvé ça fascinant. C’était fascinant à lire et puis j’aimais les descriptions des Orishas. Il y a une esthétique de tout ça qui est très fascinante. Comme je lisais ça au Togo, c’est-à-dire sur la Côte des Esclaves, et que je voyais le tracé qui allait à Bahia, j’ai voulu aller à Bahia. Et donc voilà, j’y suis allé. Par la suite, je me suis confronté aux débats autour de la question de la modernité brésilienne. J’ai tra- vaillé sur la culture noire mais dans la modernité, pas d’un point de vue d’inventaire ou culturaliste. Mais c’est vrai qu’au début c’est ça qui m’a motivé.

À votre avis, quelles sont les grandes problématiques du monde d’aujourd’hui? Quelles sont les choses qui vous inquiètent le plus?

Je dirais qu’il y en a une, c’est banal mais elle est très puissante, c’est celle du processus de la mondialisation. Le dire comme ça paraît banal, disons-le de deux manières. Processus de la mondialisation, principalement par le fait qu’il n’y a plus qu’un système et que ce système c’est peut-être un empire, comme le dit Toni Negri. C’est quelque chose qui fonctionne d’une manière politique de plus en plus unifiée et pas tellement comme espace politique, mais comme espace policier. C’est-à-dire que ce qui domine là-dedans, c’est effectivement — aujourd’hui sous contrôle de l’administration américaine, si on veut, mais ça pourrait être un jour d’une autre administration et ce n’est pas ce qui, dans le fond, caractérise le système — un système mondial qui s’unifie et qui s’unifie plus sur un mode militaire et policier que sur le mode de la grande démocratie politique dont on pourrait toujours rêver (comment? c’est une autre histoire). Mais donc ça c’est le point important.

Les effets sont l’autre aspect du processus de la mondialisation tel qu’il est vécu, avec à la fois ces petits conflits, qui sont beaucoup plus des conflits locaux, des contrôles locaux, sur l’Irak, maintenant sur l’Iran, après sur la Corée du Nord, après sur le Soudan, après sur la Colombie. Les conflits à chaque fois provoquent des drames personnels, régionaux, nationaux, des centaines de milliers de personnes que l’on déplace, un peu comme s’il y avait une espèce de grand Deus ex machina qui organisait ça et qui disait: là, il y a des dizaines de milliers ou des centaines de milliers de gens, mettez-y un peu d’humanitaire et puis c’est bon. On se rend compte que tout ça se traduit par quelque chose de très pessimiste, des logiques de déplacement, d’enfermement, de ségrégation…La même chose produit aussi ces logiques de protection, de sécurité, de pensée sécuritaire où l’on s’enferme aussi. Nous arrivons à une situation où tout le monde s’enferme, que ce soit dans les gated communities, les villes privées, ou dans les camps, les centres de transit, où des gens sont déplacés d’un lieu à un autre. Tout ça dans un système où tout est sous contrôle. On va effectivement vers quelque chose où, ce qui est le propre de l’humain, c’est-à-dire la communication et l’échange, tend à diminuer et à disparaître. Donc ça c’est problématique, et ça pousse au pessimisme. Après, la question qui nous est posée est de trouver les formes de compréhension, de critique et de contestation de cet ordre-là. C’est le travail des sciences sociales en général.

Et pour terminer, actuellement vous êtes le directeur du centre d’études africaines. Quelles sont les politiques de recherche dans le centre, les activités…Vous avez l’ambition de faire des liaisons entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique Latine…

On a deux principaux programmes dans le centre. L’un est un programme, justement, sur les espaces de la guerre, de l’humanitaire, de l’exil. Il y a là des études sur les migrants clandestins, les réfugiés, les guerres, les conflits. L’autre programme porte sur la formation et la circulation des savoirs et des cultures africaines. Évidemment ça concerne aussi des terrains européens. Il y a des gens qui travaillent sur l’immigration clandestine, par exemple, au passage du Maroc, ou bien sur les migrants africains qui travaillent, les réfugiés, sur les clandestins dans le sud de l’Italie, sur les demandeurs d’asile en France.

J’essaye maintenant de monter un programme sur les sociétés et les cultures issues de l’esclavage, qui inclurait les mondes caraïbes et les mondes créoles, qu’ils soient français, francophones, hispanophones ou lusophones.

[Revisão técnica e literária de Frédéric Vidal]

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