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Sociologia

versão impressa ISSN 0872-3419

Sociologia vol.31  Porto jun. 2016

 

ARTIGOS

Précarités: les effets de la rupture du lien social

Precariedades: os efeitos da rutura do elo social

Precariousness: the consequences of the disruption of social ties

Precariedades: los efectos de la ruptura de los lazos sociales

Augusto Santos Silva2
Faculdade de Economia da Universidade do Porto
Instituto de Sociologia da Universidade do Porto


 

RÉSUMÉ

Du XVIIIème siècle à aujourd'hui, la pensée sociale et la théorie sociologique ont produit d'importantes réflexions sur la relation entre l'individualisation et l'intégration sociale. Ces réflexions constituent un bon point de départ pour aborder la question de la précarité. Elles permettent de la considérer dans le cadre de la rupture des liens sociaux et de tenir compte de ses effets sur la sécurité, la liberté et l'identité des agents. Elles permettent aussi d'établir des orientations pour l'action institutionnelle et professionnelle: à la multiplication des précarités il faudrait opposer le renforcement de multiples liens, sans annuler l'autonomie de chaque sujet.

Mots-clés: précarité, lien social, intégration.


RESUMO

Desde o século XVIII e até à atualidade, o pensamento social e a teoria sociológica vêm produzindo importantes reflexões sobre a relação entre os processos de individualização e de integração social. Estas reflexões constituem um bom ponto de partida para abordar a questão da precariedade, considerando-a no quadro da rutura dos laços sociais e examinando os seus efeitos sobre a segurança, a liberdade e a identidade dos agentes. Sugerem também orientações para a ação institucional e profissional: devemos opor à multiplicação das precariedades o reforço dos múltiplos laços que ligam os sujeitos, sem anular a autonomia individual de cada um.

Palavras-chave: precariedade, laço social, integração.


ABSTRACT

Social thought and sociological theory have produced, from the 18th century onwards, important reflections on the interrelated processes of individualisation and social integration. Those reflections provide a good point of departure to approach the issue of precariousness. This issue must be framed within the broader disruption of social links, and one must point out its effects on personal security, freedom and identity. We should also draw appropriate orientations for the institutional and professional practices. The most general of such orientations suggests that the multiplication of precarious forms must be combated by means of the reinforcement of social links, which does not mean to annul individual autonomy.

Keywords: precariousness, social link, integration.


RESUMEN

Desde el siglo XVIII hasta nuestros días, el pensamiento social y la teoría sociológica han producido importantes reflexiones sobre la relación entre los procesos de individualización y de la integración social. Estas reflexiones son un buen punto de partida para abordar el tema de la precariedad, considerándola en el marco de la ruptura de los lazos sociales; y para examinar sus efectos sobre la seguridad, la libertad y la identidad de los agentes. También sugieren directrices para la acción institucional y profesional: debemos oponernos a la proliferación de las formas de precariedad fortaleciendo los múltiples lazos que unen a los sujetos, pero sin anular la autonomía individual de cada uno.

Palabras-clave: precariedad, lazo social, integración.


1. La nouvelle face de la précarité en Europe

«La multiplication des précarités», c'est bien ce qui se passe tout autour de nous1. «La précarité est aujourd'hui partout», écrivait déjà, en 1998, Pierre Bourdieu (1998: 95-101); et l'actualité de cette remarque n'a qu'augmenté. La pensée et le raisonnement sociologique peuvent-ils nous aider à réfléchir sur ce thème – et, ce faisant, peuvent-ils contribuer à informer notre action, aussi bien civique que professionnelle, face à la multiplication des précarités?
Je le crois bien. «Précaire», nous dit l'édition digitale du Dictionnaire Larousse (accédée en juin 2015), peut avoir trois sens : a) «qui n'existe ou ne s'exerce que par une autorisation révocable» (comme dans l'expression «poste précaire») ; b) «qui n'offre nulle garantie de durée, de stabilité, qui peut toujours être remis en cause » («santé précaire, emploi précaire») ; c) «qui est d'une sécurité douteuse» («un abri précaire»). Donc, négation du droit, discontinuité, insécurité : quelles sont leurs sources, quelles sont leurs formes, quels sont leurs effets?
Question sociologique par excellence, ou des sciences sociales en général, qui a attiré l'attention de plusieurs penseurs e de nombreuses recherches, dès l'origine de la configuration européenne moderne de ces sciences, au XVIIIème siècle. Elle a été énoncée selon, au moins, quatre dimensions cumulatives.
La première, c'est l'atomisation : ce qui arrive quand toute personne se transforme en individu, dépourvu de repères communautaires, dépossédé de ressources traditionnelles, déraciné des anciens lieux et groupes d'appartenance et d'identification. C'est là le plus important reproche que des penseurs sociopolitiques fiers de la valeur des traditions sociales ont adressé à la Révolution Française et à son projet d'élimination des organismes intermédiaires, comme les corporations de métiers ou les structures religieuses. On connaît l'argument d'Edmund Burke (1982 [1790]). Mais l'atomisation a aussi été décrite comme la condition première de la possibilité d'une démocratie libérale, réalisée, selon le portrait esquissé par Tocqueville (1983 [1835-1840]), aux États-Unis. Pour que l'individu ne soit pas précarisé par sa réduction à la position d'un atome, il faudrait que le corps politique s'inscrive dans une société multiforme, composée de différents et successifs liens et lieux de relation.
La deuxième dimension de la réflexion sociopolitique a été celle de l'aliénation, selon le mot du jeune Karl Marx, celui des Manuscrits Économico-Philosophiques (2007 [1844]). Quand le seul lien qui reste est l'échange, sur le marché, du travail contre le salaire, sans qu'il soit imposé d'autre règle que le déroulement du jeu de l'offre et de la demande, le contrôle du travail échappe au travailleur et, en conséquence, celui-ci perd la maîtrise de l'axe le plus important de sa propre personnalité. Isolé sur le marché de l'emploi sans autre garantie que la loi du marché, le travailleur est transmué de personne en objet.

La troisième dimension sera conceptualisée par Émile Durkheim (1981 [1897]) sous le nom d'anomie. Elle tient fondamentalement au processus de l'intégration sociale, interprétée comme l'intégration de l'individu dans un certain milieu social, qu'il s'agisse de l'ensemble de la société ou de l'une de ses formes constitutives, notamment la famille, la religion ou la politique. Le point-clé de cette approche, qui la distingue de l'antérieure, c'est sa portée: la question se pose dans tous les aspects de la vie personnelle et relationnelle et comporte aussi bien une dimension objective – la question de l'appartenance – qu'une dimension subjective – la question de la perception, du partage, ou non, du consensus normatif.
La quatrième et dernière dimension est celle de la citoyenneté – ou mieux de l'effet précarisant de son manque. Quand on est exclu du «corps politique» parce qu'on ne possède pas une quantité suffisante de propriété, de richesse ou d'instruction, on se voit dénié le droit principal de participation civique, la possibilité d'élire et d'être élu. On n'est donc pas citoyen. Mais, en outre, la formation d'un espace public, d'une sphère de circulation de l'information et de débat dont l'influence s'étend par rapport aux décisions politiques et économiques, représente bien l'un des facteurs majeurs d'institutionnalisation de la société moderne. Or, sans accès à la presse – et donc sans alphabétisation – et sans canaux de représentation – c'est à dire sans la libre formation de syndicats, d'associations, de partis politiques et d'autres formes de regroupement – la reconnaissance réciproque de la personne par l'État et de l'État par la personne ne peut être garantie.
L'atomisation, l'aliénation, l'anomie et l'exclusion de la communauté politique (la dénégation de citoyenneté), toutes ces forces convergeraient vers la production de la précarité, engendrant la révocabilité, l'instabilité et l'insécurité. On ne devrait pas dévaloriser le rôle de cette interprétation - sous sa forme idéologique, en tant que pensée, et sous sa forme scientifique, en tant que savoir - dans le vaste processus politique qui a ponctué la deuxième moitié du XIXème siècle et la première du XXème, aboutissant à la démocratie sociale telle que nous la connaissons, graduellement, en Europe, dès la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Les idées et les savoirs ne font pas tout, mais elles sont une partie non négligeable de l'histoire humaine. C'est vrai que la lecture associant les inégalités, l'exclusion civique et la vulnérabilité a informé l'action sociale et les décisions politiques qui ont eu comme point d'honneur de combiner la démocratie et l'intégration sociale – et qui ont fait virtuellement disparaître, pour les citoyens des pays les plus développés de l'Europe centrale et du nord, pendant presque trente années et sous la forme politique de l'État Providence, le thème de la précarité et le mot lui-même.
On ne peut pas dresser ici le résumé de cette histoire, longue et complexe, certainement non linéaire mais, en tendance générale, progressive. Cependant, pour que notre argument soit bien compris, il faut souligner quelques-uns de ses aspects cruciaux: l'extension des droits politiques (permettant l'entrée des classes populaires et du mouvement ouvrier dans la « cité »); le développement organisationnel de l'entreprise (internalisant et stabilisant la relation d'emploi, dorénavant plus formalisée que le simple jeu de l'offre et de la demande sur un marché concurrentiel), la formation et l'application du droit du travail (offrant les garanties du contrat et protégeant sa partie la plus faible); la sécurité sociale (socialisant les risques liés au travail et au vieillissement) ; et encore d'autres règles institutionnelles de l'État social. La réduction des inégalités économiques, par l'intervention redistributrice de l'impôt et des services publics, l'égalité juridique, la promotion de l'école de masse en tant que canal de mobilité sociale et l'institutionnalisation des relations collectives de travail allaient de pair dans cette gestion de la croissance, une gestion simultanément économique et politique, libérale et sociale, libre-échangiste et régulatrice, inductrice et réformiste.
Il n'est pas possible de reproduire ici l'abondante littérature économique et sociologique portant sur ce modèle « fordiste » et social-démocrate qui a profondément marqué l'Europe de l'après-guerre. Il n'est pas non plus possible d'essayer de synthétiser les nombreuses études qui montrent comment les années 1970 et 1980 ont vécu la crise de ce modèle et comment la mondialisation a changé considérablement ses conditions de développement ou même de survie. Qu'il nous suffise de prévenir les simplifications idéologiques: la réalité européenne est de nos jours fort complexe et on ne peut décréter ni la mort, ni la santé du « modèle social ».
Invoquant ces données, d'une façon si superficielle, je veux seulement atteindre deux objectifs. Le premier consiste à montrer la multiplicité des liens sociaux qui ont été construits – à plusieurs moments et avec des degrés d'intensité très variables – au cours de ce processus historique d'intégration systémique qui a abouti à l' « économie sociale de marché » et à l'« État de bien-être » (pour reprendre les termes, respectivement, des chrétiens-démocrates et des sociaux-démocrates) et s'est ensuite épanoui dans ce cadre. C'est seulement en prenant en compte cette multiplicité de liens que l'on peut comprendre la substitution, pendant plus d'un quart de siècle, dans l'Europe des années 50, 60 et 70, de la « question sociale » de la précarité par l'horizon démocratique de l'aisance matérielle et du partage du pouvoir par rapport à l'État comme à l'intérieur de l'entreprise.
On peut même tenter d'élaborer une liste, bien sûr non exhaustive, de ces liens. D'abord, des formes d'appartenance et d'affiliation traditionnelles (c'est-à-dire antérieures à la modernisation industrielle-libérale) qui ont retrouvé leur place dans l'Europe des XIXème et XXème siècles: la famille nucléaire et le réseau de parenté, le village ou le quartier urbain, le voisinage, l´église et les rites religieux, les festivités locales et la fête foraine, les relations de patronage et clientèle, le métier et les formes collectives de travail et d'entraide. On pourrait énumérer ensuite les grandes institutions d'encadrement créées par l'État: la conscription militaire et l'école primaire de masse. Progressivement, le nouveau régime politique fondé sur l'élargissement de la représentation aux classes populaires et les formes qui ont contribué à la construction idéologique et organisationnelle de la classe ouvrière: les syndicats, les partis, les clubs, l'éducation populaire. Déjà au XXème siècle, l'arrivée de plusieurs mouvements travaillistes au gouvernement, le crédit, l'économie sociale, l'entreprise, la triangulation entre l'emploi, la profession et la carrière, la négociation collective, la sécurité sociale, les loisirs, les média et surtout la télévision, l'enseignement secondaire et, plus tard, supérieur, les nouvelles catégories sociales de la jeunesse et de la retraite et du troisième âge, l'accès à la technologie qui diminue le travail domestique des femmes et plus généralement la consommation, la culture populaire et ses multiples «sous-cultures». Autant de liens sociaux, autant de facteurs d'intégration massive, autant de repères d'habilitation (« on a le droit de… »), de continuité et de stabilité (« on peut compter sur… ») et de sécurité (« il y a là un réseau protecteur… »).
Cet état de choses a pu être vécu, par des millions d'européens affiliés au segment primaire du marché de travail, en tant qu'acquis – une réalité qu'on a pu considérer comme irréversible, indisputable, «naturelle», ce que les anglophones disent taken for granted. Et (c'est là le deuxième objectif de mon invocation) c'est par contraste avec cette logique que le processus de précarisation a été senti comme l'ébranlement inattendu de tout un contrat moral. Depuis les premiers signes de sa manifestation – notamment avec la popularisation des recettes managériales dites de outsourcing et downsizing déjà dans les années 80, ainsi que la première grande vague idéologique néo-libérale, symbolisée par Thatcher et Reagan – jusqu'à son expansion au tournant du siècle et jusqu'à sa presque naturalisation, dans le cadre de la crise de 2008 et après, la multiplication des précarités a été perçue comme une transformation radicale du mode de vie européen, une menace globale pour les conditions fondatrices de l'affiliation sociale.

2. Les changements qui ont conduit à la perception d'une précarité nouvelle

De ce point de vue, centré sur les représentations sociales, qu'est ce qui s'est passé – qu'est ce qui est en train de se passer, sous nos yeux? A mon avis, cinq changements majeurs, se cumulant les uns les autres.
Le premier, c'est le rétrécissement des opportunités. L' «égalité des opportunités» a bien sûr constitué le dispositif idéologique axial du consensus normatif (ou, si l'on veut, de l'hégémonie) de l'après-guerre, la promesse autour de laquelle les forces contraires du capital et du travail pouvaient se rencontrer et se compromettre réciproquement, dans le cadre d'un régime démocratique. On doit, certainement, en faire la critique. Mais sans oublier que cet emblème avait une sorte d'arrière-plan: des opportunités croissantes, et relativement ouvertes, de mobilité sociale et de mieux-être matériel. La logique fordiste permettait justement de combiner le développement technologique et entrepreneurial, la production de richesse et un certain niveau de partage de leurs fruits, s'engageant dans un jeu de somme positive. Les opportunités étaient garanties par la croissance économique et le pacte social; l'école de masse servait de canal de mobilité intergénérationnelle; et les institutions du système d'emploi, y compris les systèmes de pension et de santé, assuraient une protection stable. C'est donc ce monde vécu qui a été mis en cause par les crises successives de l'économie européenne, le déclin des politiques keynésiennes et les effets de la mondialisation et de la financiarisation. Les opportunités ne semblent plus à la portée de la main d'un ou d'une citoyenne scolarisée, professionnalisée et affiliée à son groupe ou à la structure sociale. L'ouverture a cessé d'être le nom indisputable du jeu.
Le deuxième changement est de nature socio-juridique: c'est la mise en question du contrat. Je parle des deux dimensions du contrat, le droit et la morale. Le contrat juridique conforme au droit du travail était le mécanisme premier de l'institutionnalisation des relations de travail – c'est-à-dire, de leur irréductibilité à la forme marchande et de la désaliénation du travailleur face aux conditions et fruits de son labeur. Simultanément, le contrat offrait à l'entreprise un point d'appui solide aux stratégies de socialisation et de motivation considérées indispensables, ou au minimum favorables, à la productivité du travail et à l'efficacité de l'organisation. La situation, sinon courante, du moins considérée comme souhaitable, c´était la codification du travail comme profession et sa stabilisation dans le cadre d'un emploi et d'une organisation qui fonctionnaient comme un autre foyer. À la base ou en complément de ces règles juridiques, il y avait un élément moral, qui mettait en avant la valeur de la réciprocité et du compromis à long terme, conjuguant l' « esprit maison » de l'employé et la « responsabilité sociale » de l'employeur. Parmi les conséquences de cette représentation se comptaient la condamnation morale et légale d'une rotation excessive de la main-d'œuvre et la définition de limites sévères au licenciement, allant jusqu'à l'interdiction de congédier en absence de faute disciplinaire très grave. Dans un premier temps, la critique idéologique de l' «emploi pour la vie» et la dévaluation de l' «aversion au risque», qui diminuerait la compétitivité du Vieux Continent face au monde anglo-saxon, et, par la suite, la progressive révision de la législation dans le sens de la flexibilité dite externe ont questionné profondément ce rapport de forces si hardiment établi. Mais ce fut surtout la banalisation du recours aux formes soi-disant atypiques de la relation de travail, avec les contrats à court terme ou le déguisement du travail subordonné en fausse prestation de services, ainsi que la croissance du chômage, notamment entre les jeunes, qui ont fait comprendre que tout un monde était en risque de s'écrouler. La stabilité devenait instable, l'autorisation était désormais révocable.
Le rétrécissement des opportunités et l'affaiblissement de la logique du contrat ne sont pas les seules modifications qui ont propagé le sentiment social de précarisation. Un autre fait tout aussi décevant – et dont l'effet symbolique excède même sa portée matérielle – est l'occurrence ou la possibilité d'occurrence du déclassement (au sens de Bourdieu, par exemple 1979). Il y a évidemment une tendance à la dévaluation de certaines ressources corrélative de l'augmentation du nombre d'individus qui les détiennent: devenues moins rares, les ressources perdent leur pouvoir discriminatif et il faut donc en avoir d'autres, soit les mêmes mais en plus grande quantité, soit d'autres mais de qualité supérieure, pour en retirer des avantages équivalents. De plus, la non synchronisation des sous-systèmes sociaux explique que certains bienfaits prodigués par l'un d'entre eux puissent aggraver la perception d'inutilité sociale, parce qu'ils ne trouvent pas de correspondance immédiate et visible dans la hiérarchie des positions ou des chances constitutive d'un autre sous-système. Ces «effets pervers» ont été bien étudiés à propos de l'éducation: la valeur du titre est soumise à la loi des rendements marginaux décroissants et ne se réalise pas directement en tant que condition suffisante pour occuper le poste envisagé comme de valeur correspondante.
Mais ce que ces premières années du XXIème siècle ont connu, surtout à la suite de la crise de 2008, c'est une toute autre extension et intensité de ce type de processus. Dans un contexte de récession puis de stagnation si prolongées et de chômage si étendu, la valeur de l'expérience accumulée par les travailleurs les plus âgés et par ceux qui sont déjà à la retraite a chuté radicalement, et les compétences et certifications acquises par les plus jeunes générations (en comparaison historique, les plus scolarisées) ont vu leur cotation sociale et leur utilité économique dramatiquement diminuées. Mais - beaucoup plus profondément, certes, dans les pays les plus atteints par la crise budgétaire et financière, comme les pays du Sud et du Sud-Est de l'Europe ainsi que l'Irlande, sans pour autant être leur exclusivité, car il s'agit d'un trait transversal à toute l'Europe - ce qui s'est passé et continue à se passer c'est un processus de déclassement social d'une énorme ampleur. Il atteint l'ensemble des classes moyennes et les secteurs auparavant relativement favorisés des classes populaires.
La pauvreté, que la grande masse de la population européenne s'était habituée à n'associer qu'au chômage, aux «territoires problématiques» des banlieues, aux «familles déstructurées», aux comportements «déviants», ou alors aux difficultés d'intégration de certaines minorités ethniques, cette pauvreté, plus ou moins sévère, selon les classifications de l'Eurostat, pourrait donc constituer une réalité ou du moins une menace pour les «citoyens moyens», les «gens communs». La sensibilité socio- psychologique de cette nouvelle situation ne doit pas être ignorée. Cessant d'être garantie, la sécurité est devenue un problème.
Corrélativement – et c'est là le quatrième changement que je voudrais retenir – le rapport au futur est en train de s'altérer radicalement. Dans l'après-guerre, au moins trois générations successives d'européens (et, aux États-Unis, virtuellement toutes les générations depuis la Guerre Civile) se sont représentées le futur comme progrès: le jour d'aujourd'hui était déjà mieux que celui d'hier, demain serait mieux qu'aujourd'hui, le sort de la prochaine génération étant sûrement meilleur que celui des générations précédentes. Certes, il y avait des risques moraux, peut-être la société se libérait-elle trop hâtivement de vieux repères traditionnels; et il fallait aussi distinguer le plan matériel, où les progrès seraient indiscutables, des plans géopolitique, militaire, environnemental, culturel, relationnel, etc., où l'angoisse et les désaccords pourraient s'installer. D'autre part, les recherches sociologiques et la pensée sociale montraient que les structures sociales se maintenaient hiérarchisées, pleines d'asymétries et d'inégalités. Cependant, rien ne permettait d'ignorer le mouvement global de translation sociale: et la perception de la progression associée à ce mouvement de l'ensemble sociétal, quand bien même les désavantages se maintenaient ou renforçaient en termes relatifs, a énormément contribué au consensus normatif et au dialogue politique.
Tout cela s'est rompu à cause de l'extension de la crise actuelle: l'attente positive, l'expectative du progrès sont devenues problématiques. La discontinuité a surgi là où la continuité régnait, le développement a cessé d'être un acquis. En plus du passé dévalué et du futur devenu problématique, il y a l'instabilité et l'insécurité du présent: le temps lui-même se précarise.
Dernier changement à relever dans notre immédiate contemporanéité: la désaffiliation. On ne devrait pas la confondre avec le long processus historique qui a fait de l'individualisme un des axes de la civilisation européenne. L'idée et ensuite la construction juridique de la personne en tant que sujet autonome, valant pour soi-même, base et non conséquence de l'organisation collective, irréductible à quelle qu'autre entité, soit-elle la religion ou l'État, sont constitutives de la modernité européenne et y acquièrent une tonalité bien différente, par exemple, de celle qui imprègne la culture nord-américaine. Henri Mendras (1997: 22) l'exprime bien, quand il écrit que «l'individualisme [européen] occidental ne se comprend que dans un rapport à autrui, aux institutions et à la société tout entière ». Cela revient à souligner deux choses: que la condition de sujet ne permet pas de confondre l'inscription communautaire avec la dissolution de l'être dans une collectivité «antérieure» ou «supérieure» à lui - contrairement à ce qu'en pensait Durkheim (1974 [1912]), et différemment de ce que plusieurs observateurs nous disent à propos du Japon et d'autres pays de l'Asie- Pacifique; et que l'individualisation, tout en étant un processus historique qui s'étend sur plusieurs siècles, est allée de pair avec la socialisation graduelle des ressources, des règles et des cadres de vie et de travail – ayant donc été fortifiée par des institutions collectives aussi importantes que l'administration publique, l'armée, l'école, les associations et groupes d'intérêt ou les services sociaux.
On gagne, par conséquent, à être précis. Le nom de la transformation qui précarise la condition de tant d'européens n'est pas «individualisme» - ou du moins nous ne sommes pas ici forcés de trancher cette autre question sociologique. C'est vraiment la déconnection entre l'individu et les institutions sur lesquelles celui-ci a établi et étayé son individualité. Il nous suffit de revisiter la liste que nous avons dressée ci-dessus pour bien le comprendre : ce qui est en cause c'est l'affaiblissement, ou même la disparition, des liens qui unissaient les travailleurs à l'emploi, à la profession et à l'organisation, qui unissaient les employés aux syndicats, qui unissaient les citoyens aux partis et au système politique et électoral, qui unissaient les voisins à une localisation relativement stable de leur résidence et de leur sociabilité, qui unissaient les femmes et les hommes autour d'une identité régionale et nationale et de l'ensemble des institutions de l'État-Nation. Les tendances à l'isolement social, ou mieux à la précarisation et confusion des liens sociaux – dans le sens que ces liens deviennent plus instables et peuvent être internement contradictoires – sont antérieures à l'aube du XXIème siècle, mais leur perception sociale a cru dramatiquement avec la crise actuelle. Ce que Richard Sennett (2006) ou Robert Castel (1995) ont écrit, à propos de la «solitude» et de la «désaffiliation» des sujets dans le contexte du «nouveau capitalisme» ou de la «modernité liquide» (Bauman, 2000), peut être aujourd'hui étendu aux représentations de vastes segments de la population. Moins de remparts institutionnels, moins de sécurité: le réseau institutionnel sur lequel comptait l'individu se précarise lui aussi.

3. Pour une contribution sociologique au renforcement démocratique des liens sociaux

Le panorama que je viens de tracer à vol d'oiseau ne met en relief qu'un petit nombre de traits forts, dont il faudrait vérifier la pertinence dans chaque situation empirique. C'est une ébauche générale et non une caractérisation approfondie d'une réalité européenne qui varie d'ailleurs fortement selon les pays, les économies ou les positions sociales. D'autre part, mon regard porte plus sur les représentations – le monde vécu par les sujets: leurs perceptions, leurs sentiments, leurs jugements de valeur – que sur des faits, des événements et des structures « matérielles ». Mais c'est précisément ce regard et cette échelle que je veux prendre en considération : je crois qu'ils sont les plus efficaces pour mettre en relief le côté humain, psychosociologique et politique de la précarité. J'essaie de contribuer à la problématisation de la multiplication des précarités en mettant l'accent sur les interprétations et les évaluations sociales de cette multiplication: c'est-à-dire, en montrant comment les gens la subissent et la comprennent.
Sur le chemin suivi jusqu'ici nous avons planté plusieurs jalons. En premier lieu, celui de la réflexion sociale et de la théorie sociologique sur les facteurs de déracinement de l'individu moderne: l'atomisation, l'aliénation, l'anomie, l'exclusion de la cité politique. En second lieu, celui de l'institutionnalisation, tout au long des XIXème et XXème siècles, de cadres sociaux qui ont permis de rétablir ou de créer des formes de liaison – une institutionnalisation elle-même influencée par la pensée sociale. Finalement, le jalon des changements récents qui ont accentué le sentiment social de la réalité de la précarisation ou de sa menace: le rétrécissement des opportunités, l'affaiblissement du contrat, le déclassement, le doute face au futur, la désaffiliation.
Cette espèce d'inventaire critique me semble constituer une démarche analytique indispensable, mais cependant insuffisante. Ici, comme dans tant d'autres domaines de la représentation sociale, il faut une synthèse pour remettre les pièces ensemble et former une composition partageable. Pendant la seconde moitié du XXème siècle, les démocraties les plus vivantes et les plus riches du Continent ont développé une telle synthèse: l'État Providence, ou de Bien-être, la réalisait sur le plan institutionnel et le « modèle social européen », en tant que zone de convergence entre la démocratie chrétienne et la social-démocratie, l'accomplissait sur le plan idéologique et de la psychologie collective.
L'hégémonie de ce cadre institutionnel et de cette grande narrative a été remise en cause (ou tout au moins questionnée) depuis les deux dernières décennies du XXème siècle. Ont-ils disparu, ont-ils résisté, sont-ils encore prépondérants, sont-ils retrouvables, récupérables, transformables, pour quoi de bon et sous quelles formes? Il y a là tant de problèmes essentiels, aussi bien du point de vue de la recherche sociologique que de celui de la pensée sociale et politique (pour ne pas parler de l'action) – et ce n'est pas l'enjeu du moment que de les approfondir. Cependant, leur existence même est l'un des signes de la précarisation – et il est tout à fait nécessaire d'en tenir compte.

Prenons au sérieux le Dictionnaire Larousse: la précarité est associée à la révocabilité (des droits), à l'instabilité (des liens), à l'insécurité (de la position et du trajet de vie). Un des facteurs les plus importants de cette triple dérive est précisément l'émiettement des institutions et la fragmentation des narratives. En tant que sociologue, je n'envisage aucune réponse efficace à la précarisation – à sa présence et surtout à son effet sur les attitudes collectives et le consensus normatif – qui ne passe par la recomposition des institutions et la redynamisation des idéologies. Ce n'est pas du tout postmoderne, mais c'est ce que je pense.
Et qui plus est, je soutiens qu'il ne s'agit pas seulement d'une opinion – tout à fait légitime, et utile pour la discussion, mais quand même de l'ordre simplement subjectif – mais si d'une proposition fondée sur la théorie sociologique et sur l'analyse empirique qu'elle oriente. J'inciterais d'ailleurs à une relecture de quelques textes fondateurs de cette théorie, à la lumière de ce que l'on observe aujourd'hui en Europe, et inversement. Car (a) la préoccupation originaire relative au risque d'atomisme et la défense d'une (re)construction des sociétés modernes basée sur le développement de ce qu'on appelait alors les « organismes intermédiaires » entre l'individu et l'État, ainsi que (b) la contribution à la formation d'un « espace public » favorable à la raison et, finalement, (c) le plaidoyer pour la multiplication des formes d'identification de l'individu-citoyen avec l'État-Nation et de participation aux processus démocratiques de représentation et décision – tout cela peut nous aider fortement maintenant. Aussi bien pour l'interprétation de ce qui se passe que pour l'intervention civique et professionnelle sur ce qui se passe.
Si l'on se souvient de l'Adam Smith de la Théorie des sentiments moraux (1759) et de l'école écossaise du XVIIIème siècle; si l'on retient la manière dont Tocqueville essaya d'harmoniser libéralisme et démocratie; si l'on évoque la critique du capitalisme manchestérien par les « socialistes utopiques » et le premier marxisme; si l'on reconsidère Durkheim ou l'École de Chicago, et tant d'autres savants et penseurs sociaux - alors on peut envisager de faire face à la multiplication des précarités et à l'intensification de la précarisation à partie de la clé suivante. La rupture des liens sociaux vulnérabilise les personnes et les groupes, et les expose plus directement (c'est- à-dire, avec beaucoup moins de points d'appui) aux risques de réversibilité, d'instabilité et d'insécurité. Des liens sociaux qui se rompent, ça veut dire moins de probabilités d'affiliation pour chaque personne, couple ou famille (ou village, ou sous-culture, ou tribu urbaine, etc.), et moins de capacité pour les groupes et les organisations sociales à affilier, intégrer, encadrer et soutenir leurs membres (ou candidats, ou prétendants).
Quels sont ces liens? Ils sont multiples, ce serait une grave erreur de les réduire au système d'emploi, pourtant si déterminant. C'est mieux de ne pas établir à l'avance une liste fermée ou une hiérarchie rigide, et de parcourir plusieurs sphères sociales, suivant les acteurs, leurs perceptions et leurs interactions. Les questions sont presque infinies. Qui accomplit aujourd'hui le rôle si fort de liaison joué par l'ancienne télévision publique généraliste et monopolistique? Quels changements a subi la fonction socialisatrice de l'école publique universelle? Quel est le soi-disant équivalent fonctionnel, pour les jeunes des milieux populaires, de la conscription, maintenant que l'armée s'est professionnalisée ? Quel est le potentiel d'affiliation que comportent des formes apparemment nouvelles de sociabilité parmi les jeunes, comme les «scènes», les « tribus urbaines » et autres groupes similaires? Et de la culture de masse? Et l'économie sociale et le «troisième secteur», quel est leur impact? Bien sûr, l'organisation du travail, la législation et la pratique des relations de travail, quelque soit le niveau, bref, la métamorphose du salariat est absolument centrale pour notre enquête. Tout comme la citoyenneté, l'identité locale, nationale et européenne, et ses symboles, les associations et mouvements sociaux, les partis et les syndicats, la liste est interminable. Il sera, donc, plus productif de considérer une « nouvelle question (du lien) social(e) » en tant que telle, à virtuellement tous les paliers de l'action et de la structure sociale – et de la décliner au pluriel, parce qu'il y a bien plus qu'un lien à créer ou rétablir, et plusieurs institutions et narratives pour le(s) consolider.
C'est en somme une perspective, et non une recette, que je propose : contrebalancer la «multiplication des précarités» par la «multiplication des liaisons» (des «attachements», selon le mot d'Antoine Hennion, 1993, ou Bruno Latour, 2005). C'est un angle d'observation qu'illumine peut-être mieux l'interprétation sociologique des très vives tendances qui traversent l'Europe contemporaine. Et c'est-aussi un outil de plus pour l'orientation stratégique et méthodologique du travail professionnel de médiateurs tels que les travailleurs sociaux (au sens large du terme), à chaque niveau pertinent de leur intervention.
Je n'ai aucune compétence pour exploiter cette piste. En alternative, je terminerai cette réflexion par trois remarques générales, concernant l'encadrement théorique et normatif des stratégies institutionnelles et professionnelles de renforcement du lien social que je prône. Elles touchent à des points qui sont, à mon avis, très sensibles, pour que les critères de légitimité, de pertinence et d'efficacité des réponses à la précarisation soient clairs et pour que les stratégies démocratiques ne se confondent point avec des illusions ou des tentations qui n'y mènent pas.
Première remarque: la flexibilité n'entraîne pas forcément la précarisation. Le problème n'est pas la flexibilité en elle-même, c'est au plus la forme et la portée qu'elle peut acquérir. C'est-là, je le sais bien, un thème majeur pour les discussions politiques et techniques, surtout en ce qui concerne l'organisation de la production et du travail et son articulation avec la vie privée et familiale. Je ne peux pas la trancher ici, mais je conteste l'association mécanique entre deux choses qui sont différentes en nature. Le problème n'est pas terminologique mais substantif et il a une portée normative très poussée: par exemple, renoncer à toute flexibilisation interne de l'organisation de la production équivaut à ne plus disposer d'une alternative viable, dans le cadre de l'économie mondialisée, à la précarisation.
Deuxième remarque: critiquer la précarité – c'est-à-dire, l'effet de vulnérabilité de l'isolement social et l'effet d'insécurité objective et psychologique de la rupture du contrat juridique et du contrat social – n'est pas opérer la dénégation du risque et de l'incertitude associés aux sociétés de la « seconde modernité » (selon le mot d' Ulrich Beck, 2006 [1986]), imaginant rétrospectivement cet autre « paradis perdu » de l'époque (qui, en fait, n'a jamais existé) où la collectivité protégeait l'individu, l'anomie était improbable et le futur était déjà inscrit dans le passé. La rigidité et la pérennité du statu quo social, même si elles étaient possibles, ne seraient pas forcément désirables. De la même façon qu'il n'est pas fondé d'associer précarité et dynamisme entrepreneurial, au contraire de ce que pensent tant de libéraux d'ouï-dire, c'est aussi une erreur de théorie et de méthode que de refuser d'intégrer, dans notre cadre de réflexion et d'action, la gestion du risque et l'adaptation à un avenir qui reste toujours plus ou moins incertain. La précarité, ce n'est pas du tout l'autre nom de la plasticité et de l'ouverture.
Troisième remarque, finalement, la plus importante du point de vue politique – et de l'éthique sociale de l'intervention professionnelle. Il y a aujourd'hui, partout en Europe (des nations nordiques à celles du sud-ouest et du sud-est) une réaction à la précarisation qui se propage. Elle cible la dimension de l'insécurité et obscurcit la dimension de la révocabilité; elle se centre sur les « menaces » et oublie les droits; elle valorise la collectivité définie essentiellement, soit par une identité religieuse, soit par une identité ethnique, nationale ou raciale, et elle méprise l'individu; elle a une vision moniste de la société, craignant la diversité, le pluralisme et la différence pour les considérer comme la source de tous les périls. Elle «culturalise» la question de la précarité. Et ce n'est pas seulement une narrative, une représentation et une évaluation du monde; c'est aussi une pratique et une organisation, qui réduisent effectivement plusieurs facteurs de vulnérabilité et déracinement, offrant une certaine protection aux plus démunis, mais au prix du renoncement à la subjectivité et à l'individualité – les « racines » devant dans tous les cas l'emporter sur les projets. C'est donc vraiment une antithèse de la solution européenne dont on a déjà parlé, celle qui articula individualisme et institutions communes: ici c'est la dissolution des sujets dans une masse (Canetti, 1986 [1960]) uniforme et conquérante, conduite par une nomenclature sévère de gardiens et prophètes, qui est requise et est en marche.
Et non, je ne parle pas seulement des réseaux communautaires de protection et d'encadrement gérés par les organisations fondamentalistes, notamment islamistes, qui s'établissent et se développent dans les milieux d'immigrés exclus ou se sentant exclus en France, aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne. Je parle de la façade sociale des mouvements européens d'extrême-droite, simultanément «travaillistes» et xénophobes, théâtralement soucieux des peuples et civilisations nationales qu'ils feignent croire en danger aux mains de l'immigration et du cosmopolitisme. Car ces mouvements proposent, eux aussi, par leur pratique et surtout par une influence démesurée sur l'agenda politique la plus institutionnelle, une gestion de la précarisation des conditions de vie des classes populaires européennes à travers la fermeture: le ciblage de l'Autre, la négation de la citoyenneté, ou même de l'humanité, à l'Étranger (y compris les jeunes nationaux d'origine étrangère) et la restriction des institutions d'accueil et de protection à la communauté des nationaux «authentiques», «primordiaux» ou «originaires».
Nous avons besoin de beaucoup de réflexion et de beaucoup d'attention critique face aux phénomènes très complexes qui marquent notre temps. La multiplication des précarités, ça me semble un fait empirique tout à fait évident. Sa relation avec de successives ruptures de plusieurs liens sociaux est une donnée analytique qu'on doit prendre en compte. Le travail sur les liens, la multiplication d'attachements sur lesquels les gens puissent construire ou reconstruire leurs pratiques, identités et affiliations, paraît être un chemin à parcourir, simultanément sur le plan institutionnel, normatif et technique ou professionnel.
À condition pourtant de bien comprendre que les liens sont multiples, les sociétés sont composites, les temps sont dynamiques, les identités sont plurielles. La conformité n'est pas l'antidote contre l'insécurité. La dénégation du cosmopolitisme n'est pas la voie royale pour rendre la stabilité à un groupe qui se croirait menacé par un Autre devenu trop proche. L'autonomie n'est pas le synonyme d'anomie: du point de vue de l'option éthique pour la cohésion sociale à orientation démocratique, c'est même son contraire.

Bibliographie

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Artigo recebido a 30 de setembro de 2015. Publicação aprovada a 15 de novembro de 2015

 

Notas

1 Ce texte approfondit la conférence inaugurale du congrès de l'AIFRIS, Association Internationale pour la Formation, la Recherche et le Travail Social, tenu à Matosinhos, Portugal, en juillet 2015, sous le thème « La multiplication des précarités ». Je remercie Marielle-Christine Gros pour son aide linguistique et plusieurs participants pour ses commentaires et questions. Bien sûr, je suis le seul responsable des erreurs qui subsisteront.

2 Augusto Santos Silva. Professeur à la Faculté d'Économie de l'Université de Porto, et chercheur à l'Institut de Sociologie de l'Université de Porto (IS-UP) (Porto, Portugal). Endereço de Correspondência: Faculdade de Economia do Porto, Rua Roberto Frias, 4200-464 Porto, Portugal. E-mail: asilva@fep.up.pt

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